Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dérivent de Hamlet à travers Adonaïs et la Sorcière de l’Atlas. Alexandre Smith, par exemple, réfléchit exclusivement le rayon shakespearien tel qu’il se montre à travers les Cenci, Julian et Maddalo, et les tentatives trop rares, mais si heureuses de Shelley dans le domaine de la réalité. Mathew Arnold, en fait de poésie (nous aborderons plus tard la question de la critique littéraire), a surtout de Shelley ce que celui-ci tenait des Grecs, l’amour du beau, la pureté de la ligne, l’art en un mot. Au point de vue philosophique, ni l’un ni l’autre ne seraient shelleyistes, si le préjugé vulgaire sur l’irréligion de Shelley pouvait conserver encore quelque crédit. C’est là, d’ailleurs, nous l’espérons, une de ces méprises populaires destinées à céder aux sentimens plus tolérans et surtout plus éclairés de notre siècle.

Que l’on compare un moment l’opinion des contemporains de Shelley à celle des générations actuelles, on verra clairement quel chemin a fait l’esprit anglais depuis cinquante ans. L’analyse des qualités distinctives du génie de Shelley expliquera clairement aussi à quelles tendances générales correspond aujourd’hui le tardif développement de son influence. Les plus avisés parmi les contemporains de Shelley ont commencé par ne voir dans l’ivresse de Dieu du chantre d’Alastor qu’un manque absolu de foi. Remarquez la complète erreur de Byron à son égard : « Encore un qui s’en va, et à l’égard duquel le monde se trompait méchamment, stupidement, brutalement ! » -Telles sont les paroles par lesquelles le barde de Newstead annonce la mort de Shelley à ses amis d’Angleterre ; mais lui, pas mieux que les autres, ne voyait où et comment on se trompait, surtout il ne soupçonnait point En vertu de quelle force le génie de Shelley détruirait un jour l’erreur et ramènerait à lui toute une génération nouvelle. Esprit essentiellement léger, Byron s’arrêtait volontiers à la surface en toute chose, et n’éprouvait aucune difficulté à croire à l’athéisme chez une nature inquiète qui cherchait toujours, et toujours demandait à la pensée des hauteurs plus sublimes, « Un grand poète athée ! voilà sans doute un singulier phénomène ! » dit M. Villemain parlant d’une des gloires de l’antique Rome : mais ce phénomène ne choquait pas un des seuls véritables voltairiens qu’ait jamais compté l’Angleterre. L’auteur de Manfred était de ceux pour qui impiété et progrès sont des termes synonymes, et il ne lui eût en rien répugné d’admettre que le siècle, devenant plus éclairé, c’est-à-dire plus incrédule, put ériger en idole le chantre de Queen Mab ; mais que ce fût le contraire qui dût arriver, que le nom de Shelley, banni de la conversation même de ceux qui s’intitulaient les honnêtes gens, dût, vingt ans après sa mort, servir de cri de ralliement à toute une jeunesse fervente et sérieuse, et s’inscrire en tête d’ouvrages