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Smith ; réfléchis-y bien, celui qui ose mépriser un seul espoir humain, ou l’aspiration réelle d’un seul cœur, s’éloigne d’autant de Dieu, l’amour universel. » Le ton irrévérencieux d’il y a vingt-cinq ans est, on le voit, déjà bien loin. Cette passion du sérieux, cet earnestness est la commune marque de tous, de Carlyle et de Tennyson, des Browning et de Longfellow, d’Emerson, de Hawthorne, de Tupper, d’Alexandre Smith. Chez tous se trouve également cet esprit de renoncement aux biens de la terre, cette ardeur à la découverte, ce culte de l’activité, cette soif, cette avidité du vrai.

« Le commun lien de tous, dit M. Arnold, c’est qu’à travers n’importe quelle diversité d’opinions ou de croyances spéciales, tous se sont affranchis au même degré de l’esprit mondain. »

Whose one bond is, that all have been
Unspotted by the world.

En effet, de ce côté-là Shelley est accessible à tous : républicains et absolutistes, spinosistes ou catholiques, tous peuvent l’aborder, à la condition de savoir s’immoler au triomphe d’une idée, et de chercher le vrai avec ferveur. « Shelley aimait le vrai avec la passion d’un martyr, dit sa femme, et toute heure le trouvait prêt à y sacrifier sa fortune, sa position et les affections les plus chères même de son cœur. » C’est cette puissance de conviction, cette élévation du caractère jointe à l’éclat du génie, qui constituent Shelley un chef d’école. Ajoutons aussi à ces qualités, qui pourraient lui attirer des disciples partout, que pour l’Angleterre spécialement une raison tout individuelle, toute nationale met Shelley à la tête du monde littéraire : c’est l’incomparable beauté dont il a su parer la langue.

Le nationalisme d’un écrivain constitue l’individualité de son œuvre, et la preuve, c’est qu’il n’existe aucun esprit assez grand pour avoir ouvert de nouveaux horizons à l’intelligence humaine, qui ne soit en même temps célèbre comme le réformateur de sa propre langue. Or, pour m’en tenir à la langue anglaise en tant qu’idiome tirant, ses richesses de lui-même, sans rien emprunter à ses voisins, quels sont les maîtres ? Deux noms seuls peuvent être prononcés toujours, Chaucer et Shakspeare ; depuis ce dernier, rien ; de très beaux diseurs, des penseurs profonds, mais qui, comme écrivains nationaux, sont presque nuls ; des gens qui faussent la langue, la détournent de sa vraie voie, la faisant mendiante d’autrui et infidèle à son génie. Shelley le premier la ramène à la conscience d’elle-même, et verse dans sa veine appauvrie une sève jeune et féconde parce qu’elle est homogène. Qu’on soit Shelleyiste ou non par le fond des idées, il est impossible de nier que, sous sa plume, la langue anglo-saxonne pure n’atteigne à l’apogée de sa puissance. On ne saurait