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Les qualités poétiques chez M. Arnold sont en raison inverse de sa persistance à imiter les anciens. En suivant son système, nous l’avons dit, il trouve parfois de beaux effets dramatiques, mais qui n’appartiennent pas plus au domaine de la poésie proprement dite que le magnifique récit de la mort de Turenne dans Mme de Sévigné. Au contraire, quand il ne se raidit pas contre l’influence de son temps et qu’il consent à devenir lui-même, il est fort souvent incontestablement poète, par l’harmonie, par le mouvement, surtout par l’éclat et l’heureux arrangement de ses épithètes, c’est aussi par cette dernière qualité qu’il se rattache directement à Shelley et à toute l’école anglo-saxonne. « Il y a, dit l’auteur de Prométhée, une nécessaire ressemblance entre tous les écrivains d’une même époque ; ils ne sauraient échapper à la commune influence créée par une combinaison infinie de circonstances, toutes plus ou moins particulières à leur temps, — quoique chacun d’eux coopère pour sa part à la formation de cette espèce d’atmosphère générale. Ford et Shakspeare, par exemple, — aucun des deux n’imite l’autre, et leurs traits de ressemblance frappans naissent de l’inévitable pression exercée sur eux par leur siècle. C’est là une influence à laquelle ni le plus chétif écrivain, ni le génie le plus sublime ne saurait se soustraire ; — quant à moi, je n’ai pas même cherché à la fuir. » Pour ce qui le regarde, Shelley y met trop de modestie, car véritablement aucune partie de son génie n’a jamais subi une influence quelconque ; de son temps, il reste seul, — absolument seul, — et commence à frayer le passage que d’autres suivront un quart de siècle plus tard. Sa théorie n’en est pas moins vraie pour ce qui concerne les talens de second ordre, et j’appelle ainsi tous ceux qui ne se rangent pas dans le très petit nombre de révélateurs dont à de rares intervalles le monde intellectuel subit les lois.

Cette influence dont je parle, on la saisirait au besoin dans la simple étude des diverses phraséologies. Voyez les Grecs, ce peuple que j’appellerais volontiers d’une civilisation divine, c’est-à-dire à qui les petites préoccupations terrestres n’ont pas encore fait perdre l’habitude de Dieu, et dont le raffinement exquis procède de l’élévation, au lieu de venir, comme chez les modernes, de la recherche. — Une des plus curieuses particularités de la phraséologie grecque, celle qui ne peut manquer de frapper quiconque réfléchit en lisant, c’est le luxe infini des adjectifs. Quelle variété et quelle richesse dans cette partie pittoresque du discours, qui semble si peu suffire au génie descriptif des Grecs, qu’à chaque instant ils remanient et recomposent des mots, les broyant ensemble comme des couleurs pour en tirer de nouvelles et plus expressives nuances ! N’était-ce pas en effet là une sorte de nécessité linguistique pour un peuple