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Les partisans de la poésie du fait perdent constamment de vue une chose : c’est que le fait n’est qu’un résultat, une réflexion. L’homme n’agit que lorsqu’il a subi la pression de sa propre pensée, et ce qu’il fait trouve sa loi dans ce qu’il est. Maintenant, le défaut de ceux qui ne poursuivent que l’image, c’est d’en trop faire d’abord, et ensuite d’en faire dans le vide. À ce propos, j’avertis en passant M. Alexandre Smith de se défier de certaines tendances particulières à son inspiration. Le détail doit expliquer et nous amener à mieux comprendre un fait ou un caractère ; s’il ne sert à rien, quelle que soit d’ailleurs sa beauté apparente, je le condamne. Autant, en persistant à séparer l’acte de la pensée, on lui enlève ce que j’appellerais sa qualité constitutive, autant on ôte à l’image son intérêt, si elle ne se rapporte, indirectement au moins, à rien de réel. Prenez Hamlet ou Macbeth, ou la Phèdre d’Euripide (je choisis à dessein parmi les Grecs), ou bien encore le Julian et Maddalo[1] de Shelley, et suivez la corrélation qui partout existe entre l’accessoire et l’incident. Les détails modifient l’ensemble général, les images viennent en aide au drame, et l’action nous apparaît ce qu’elle est, une conséquence. Le fait brutal du More entrant la nuit chez sa femme et l’étouffant avec un traversin ne diffère guère, ce nous semble, des vulgaires assassinats qui chaque jour alimentent nos annales judiciaires, mais quelles profondeurs philosophiques ne s’ouvrent point à nous dans tout ce qui précède et amène rigoureusement la conclusion ! Aussi « Shakspeare, dit l’auteur d’Empédocle, est-il plus utile aux jeunes écrivains en tant qu’hommes qu’en tant qu’artistes. » Si M. Arnold n’entend point cela comme le plus grand éloge que l’on puisse faire du divin barde d’Avon, je le regretterais pour lui, dont l’illustre père ne rêvait que « le bonheur de faire comprendre Shakspeare aux Grecs[2], » tant il sentait l’affinité des rapports.

Les deux poètes que nous venons de rapprocher nous ont montré chacun l’influence de Shelley se continuant en des sens bien divers. Qu’ont-ils à faire pour maintenir le rang où ils se sont déjà placés dans la littérature contemporaine de l’Angleterre ? Que M. Arnold ne nous en veuille pas du jugement que nous portons sur son talent comme poète. Selon nous, il ne dépend que de lui d’occuper dans

  1. De ce ravissant petit poème trop peu connu de Shelley datent peut-être presque toutes les tentatives faites depuis dix ou quinze ans pour allier le réalisme et la poésie. Que l’élément poétique y soit développé au plus haut degré, cela paraîtra tout simple, mais que parmi les réalistes de profession nul n’ait rien fait de plus réel que Julian and Maddalo, cela pourra surprendre quelques lecteurs peu familiers avec Shelley, et pourtant rien n’est plus vrai.
  2. Vie du Dr Arnold, par Arthur Stanley. Lettre à M. Coleridge (neveu du poète), tome II, p. 51.