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les pauvres gens avaient encore pour le reste de leurs jours à grignoter après les anciennes croûtes des tartines quotidiennes de l’école. « Combien un petit bout de latin orne tout l’homme ! » me dit un jour un vieux cordonnier qui avait retenu, du temps où il allait avec son petit manteau noir au collège des jésuites, plus d’un beau passage cicéronien des discours contre Catilina, morceaux qu’il citait avec plaisir et avec bonheur contre les démagogues du jour. L’éducation, la pédagogie, était la spécialité des jésuites, et quoiqu’ils aient voulu diriger l’éducation dans l’intérêt de leur ordre, il arrivait souvent que la passion pour la pédagogie en elle-même, l’unique passion humaine qui leur fût restée, prenait le dessus, de sorte qu’ils oubliaient leur but, la suppression de la raison en faveur de la foi, et qu’au lieu de transformer les hommes en enfans selon les devoirs de leur ordre, ils transformaient plutôt par l’instruction les enfans en hommes. Les plus grands héros de la révolution sont sortis des écoles de jésuites, et sans la discipline de ces dernières le grand mouvement des esprits n’aurait éclaté qu’un siècle plus tard.

Pauvres pères de la compagnie de Jésus ! vous êtes devenus l’épouvantait et le bouc émissaire du parti libéral ; mais on a compris seulement ce qu’il l’ avait de dangereux en vous, et l’on ne vous a pas tenu compte de vos mérites. Quant à moi, je n’ai jamais voulu mêler ma voix aux cris d’alarme de mes confrères, qui se prenaient toujours de fureur au seul nom de Loyola, comme des taureaux à qui l’on présente un chiffon de drap rouge. Et puis, tout en combattant sans relâche pour les véritables intérêts de mon parti, je n’ai parfois, dans le calme de mon âme, pu m’empêcher de m’avouer à moi-même combien il dépend souvent des plus petites circonstances qu’on suive tel parti au lieu de tel autre, et qu’on ne se trouve pas maintenant dans un camp tout à fait opposé à celui où l’on est engagé. Il me revient souvent à la mémoire une conversation que j’eus avec ma mère, il y a huit ans, lorsque je visitai à Hambourg la bonne et vénérable femme, qui était à cette époque déjà octogénaire. Je fus frappé d’une parole qui lui échappa quand nous nous entretînmes des écoles où j’avais passé mon enfance, et de mes premiers maîtres, qui avaient été presque tous des prêtres catholiques, et parmi lesquels, comme ma mère me l’apprit alors, s’était trouvé plus d’un ancien membre de la compagnie de Jésus. Nous parlâmes beaucoup de notre bon vieux recteur, du nom de Schallmeyer, à qui l’on avait confié pendant l’époque de la domination française la direction du lycée, et qui y faisait en même temps un cours de philosophie pour les élèves de la première classe. Dans ce cours, il exposait franchement les systèmes grecs, même les plus libres et les plus hasardés, dont le scepticisme était effroyablement opposé aux dogmes