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hommes clairvoyans il joue le rôle du renard devant la grappe qu’il ne peut atteindre. Étant donné l’année 1572, il n’était pas malaisé d’épouvanter le lecteur par des tableaux sanglans. En face d’une réalité déjà si terrible par elle-même, l’imagination n’avait pas besoin de se mettre en frais, les larmes et l’effroi ne pouvaient lui faire défaut. Avec ou sans l’intervention de la fantaisie, l’intérêt d’un tel récit n’était pas douteux ; mais placer dans cette année sanglante une histoire d’amour, laisser planer sur toute la narration la pensée d’un carnage inopiné, et ne pas verser le sang sous nos yeux ; sonner le tocsin qui annonce la mort des victimes prédestinées, sans nous montrer les cadavres criblés par les balles, était une tâche plus délicate et plus périlleuse. Pour l’accomplir dignement, l’auteur ne devait compter que sur la peinture de la passion. Ni surprise, ni coup de théâtre. À cette double condition, il pouvait espérer de nous émouvoir et de nous charmer. Si l’auteur de la Chronique du temps de Charles IX n’a pas fait tout ce qu’il était capable de faire, s’il n’a pas relié assez solidement toutes les parties de sa composition, on ne peut lui refuser l’art d’intéresser. Qu’il n’ait pas mis à profit tout ce que l’histoire lui offrait, c’est une vérité que je ne veux pas contester : mais il vaut mieux en toute occasion garder pour soi une part de son érudition que de prodiguer avec ostentation le fruit de ses études.

Aujourd’hui, si l’année 1572 se présentait à la pensée de M. Prosper Mérimée, il est probable qu’il donnerait un peu plus d’importance au cadre historique, et ne se contenterait pas d’esquisser en quelques pages la figure de Charles IX. Il est probable aussi qu’il sentirait la nécessité de condenser l’action au lieu de l’éparpiller. À cinquante ans, il ne se contenterait pas aussi vite qu’à vingt-cinq ; mais je doute qu’il trouvât moyen de donner à Mergy plus de jeunesse et de loyauté, à Diane plus d’énergie et de grâce. Pour tous les esprits de bonne foi, capables de comprendre la poésie, ces deux figures sont deux créations puissantes. Je dis créations, car elles portent l’empreinte d’une imagination vive et féconde ; mais je demeure convaincu que l’auteur a trouvé dans ses souvenirs le type de ces deux figures. Il a connu Mergy et Diane sous d’autres noms, il a supprimé les traits qui lui semblaient inutiles, il a donné aux autres plus de hardiesse et de précision, mais il n’a pas tracé une ligne au hasard. Il ne s’est aventuré sur le terrain de l’invention qu’après avoir étudié à loisir les types qu’il voulait agrandir. Mergy et Diane sont admirablement vrais, parce qu’ils relèvent à la fois de la mémoire et de la méditation, comme toutes les grandes figures de la poésie.

Entre la Chronique du temps de Charles IX et Colomba, il n’y a pas de comparaison à établir sous le rapport de la composition. Ces