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qu’au lecteur ; mais il ne peut intéresser la foule, parce qu’il repose tout entier sur des faits particuliers que la foule ignore. Si je reconnais à chaque page l’empreinte d’un talent mûri par l’expérience, je suis bien forcé d’avouer que cette œuvre, prise dans son ensemble, est plutôt une étude qu’une composition dramatique. Que cette comédie soit pour quelques salons un chef-d’œuvre d’exactitude, qu’elle se puisse comparer aux merveilles de la photographie, je consens à le croire ; mais la foule, si bienveillante qu’elle soit, ne peut faire grand cas de cette exactitude si vantée, puisqu’elle n’a pas le modèle devant les yeux. Inès Mendo et les Espagnols en Danemark sont supérieurs aux Deux Héritages, parce qu’ils nous offrent des types et non des portraits, parce qu’ils peuvent être compris par la foule, et ne cachent pas un sens réservé aux seuls initiés. Ingénieuse et savante, cette œuvre ne réunit pas les caractères d’une véritable création, car dans l’ordre poétique, créer c’est assembler des traits empruntés à plusieurs modèles et les douer d’une seconde vie. Sous le nom de Scènes historiques, M. Prosper Mérimée a publié quelques pages de l’histoire de Russie. Toute la première partie de ce tableau mérite des éloges sans réserve. Les premières années du faux Démétrius, ses premières épreuves, ses premiers mensonges, ses premiers succès, ont fourni à l’auteur l’occasion de montrer son talent sous un aspect nouveau. Nous le savions énergique, ingénieux ; nous ne l’avions pas encore vu s’élever aussi haut. La vie des Cosaques Zaporogues est retracée avec une familiarité, une franchise, une rudesse qui excitent d’abord la curiosité, puis bientôt l’admiration. Nous sommes transportés dans un monde nouveau, monde barbare, livré aux passions les plus grossières, qui sembleraient ne devoir inspirer que le dégoût, et dont la peinture nous émeut profondément. Il y a dans cette première partie telle page que je compare sans hésiter aux plus grandes créations de la poésie dramatique. Tant que le faux Démétrius est aux prises avec les Cosaques Zaporogues, tant qu’il éprouve sur eux la puissance de ses impostures, le lecteur le suit avec une anxiété mêlée de stupeur. Dès qu’il a mis le pied en Pologne, le charme s’évanouit. Après un tableau digne des plus grands maîtres, nous avons un pastel ingénieux, coquet, mais où l’afféterie domine trop souvent. Le poète s’efface pour laisser le champ libre au bel-esprit. Je sais bien que les grands seigneurs de la cour de Pologne ne peuvent parler comme les Cosaques ; mais, tout en tenant compte de la différence des conditions, je ne saurais accepter la seconde partie comme égale à la première. Autant je trouve de grandeur dans celle-ci, autant celle-là m’étonne par la puérilité. Je me demande comment la plume qui a écrit les premières pages, où respire une sauvage énergie, a pu tracer les dernières, où la