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Il est intitulé en russe Mémoires d’un Chasseur, titre modeste que le traducteur a cru devoir changer, je ne devine pas trop pourquoi, à moins que ce ne soit pour ne pas induire en erreur MM. les sportsmen, qui espéreraient y trouver des renseignemens sur les ours et les gelinottes. Selon toute apparence, l’auteur, M. Ivan Tourghenief, n’est point un Nemrod, et pour ma part je ne l’en estime pas moins. Pour lui, la chasse paraît être un prétexte à parler de toutes sortes de choses, peut-être même a-t-il jugé nécessaire de prendre une espèce de déguisement pour observer à son aise un pays où l’on ne tolère guère que les observateurs patentés du gouvernement. M. Tourghenief donc, costumé en chasseur, va de village en village à la poursuite d’un gibier dont il ne paraît pas se soucier beaucoup ; mais chemin faisant il rencontre des gens de toutes les classes, de tous les caractères, qu’il aime à faire jaser ; il décrit leurs façons, leurs gestes, attrape quelque chose de leur histoire, puis il poursuit sa chasse en laissant à son lecteur le soin de commenter et de conclure. Les vingt-deux chapitres de ce petit livre n’ont aucune liaison l’un avec l’autre ; ils n’ont qu’un rapport de forme, qui, à vrai dire, manque un peu de variété. « J’étais à la chasse, dit l’auteur, en telle saison, en tel pays. » Vient une description bien faite d’un paysage russe qui ne manque pas d’originalité, mais où l’on sent un peu la pauvreté et la monotonie de la nature du nord ; puis un personnage entre en scène, et l’intérêt commence. Ce sont vingt-deux petits tableaux de genre, encadrés à peu près uniformément, mais habilement variés de composition et de couleur, tous très finement travaillés, parfois avec un peu de minutie ; leur ensemble, dit-on, donne une idée assez exacte de l’état social de la Russie.

Contre l’habitude de presque tous les voyageurs, qui n’aiment à parler que du beau monde, notre chasseur s’attache de préférence à étudier les mœurs du peuple, surtout telles des paysans, assez mal observées en tout pays, et plus mal peut-être en Russie que partout ailleurs. On se demandera si l’auteur, appartenant lui-même à la noblesse, s’est trouvé en mesure de voir les choses au point de vue le plus vrai. Après avoir lu le livre de M. Tourghenief, on répondra hardiment que ce n’est ni la curiosité ni la philanthropie qui lui font défaut. C’est un observateur honnête et consciencieux qui cherche et qui trouve. Il se complaît dans les détails ; il sait surprendre les mouvemens du cœur humain et les décrit avec esprit et finesse, comme Sterne dans son Voyage sentimental, qu’il paraît avoir pris pour modèle, ou, ce qui est plus exact et plus juste, dont il s’est inspiré heureusement. Un patriotisme honorable ne l’empêche pas d’apercevoir les vices et les malheurs des institutions de son pays. Il ne cherche pas le mal, souffre même à le rencontrer, et c’est à regret