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pensé, gouverné, commandé des armées, — la France, l’Espagne, l’Autriche. C’est le catholicisme qui en est l’inspirateur, le défenseur et l’interprète, et il est remarquable, au point de vue historique, qu’aucun des grands princes protestans n’a jamais été possédé de ces désirs ; vous ne les retrouverez ni chez Élisabeth, ni chez Gustave-Adolphe, ni chez Cromwell, ni chez les deux Guillaume d’Orange. Le plan de république européenne de notre semi-protestant Henri IV indique assez qu’il n’était converti que pour la forme, et qu’en embrassant le catholicisme, il n’avait pas embrassé ce qui en fait la vie et ce qui en est l’âme ; car partout où vous trouverez un homme convaincu que la monarchie universelle est une impiété, que les nations ont le droit de se gouverner indépendamment les unes des autres, que les pays chrétiens doivent former une confédération, mais n’ont pas besoin d’être soumis à une unité temporelle et d’être absorbés par un seul membre tout puissant, vous avez trouvé un protestant. L’esprit du protestantisme est essentiellement opposé à cet esprit d’envahissement décoré chez nous des noms magnifiques d’unité et de monarchie européenne.

Et que l’on ne pense point que cette idée ait été tout simplement propre à quelques souverains ambitieux et orgueilleux, enivrés de leur puissance et saisis du vertige que donne l’autorité. L’existence d’un ordre célèbre, la société de Jésus, et l’histoire d’un fait immense, la révolution française, sont là pour prouver que ce désir de la domination universelle n’a pas saisi seulement les rois. Il s’est trouvé un groupe d’hommes obscurs, humbles, pieux, se succédant de génération en génération, n’ayant pour défense que les armes dangereuses et mortelles que donnent l’humilité et la patience, qui ont conçu le même projet que Charles-Quint et Louis XIV, et qui de siècle en siècle en ont essayé l’exécution. Ils ont été partout chassés, persécutés, poursuivis, condamnés : rien n’a pu les dompter. Ils présentent, quelque chose qu’on puisse penser d’eux, l’exemplaire le plus mémorable du dévouement à un idéal invisible et de la croyance à un absolu qui n’a pas de récompenses matérielles à donner à ses serviteurs et à ses fidèles. C’est là, dans cet esprit de désintéressement moral, plutôt que dans de misérables intrigues aussitôt découvertes que nouées, plutôt que dans des attentats aussitôt punis qu’exécutés, qu’il faut chercher le secret de la force de cette société célèbre. La passion de l’unité lui a tenu lieu de tout et l’a soutenue contre tous ; elle lui a tenu lieu de richesses, de pouvoir, et même quelquefois de vertu et d’honneur ; elle l’a soutenue contre le péril, la persécution, la calomnie et même contre la vertu et la vérité. Ces Charles-Quint obscure et ces anonymes Philippe II ont eu exactement les mêmes projets que les rois dont ils étaient les