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vertus qui leur avaient inspiré ces désirs, et ils n’en ont pas regagné d’autres. Comme j’exposais dernièrement à un des artistes les plus distingués de ce temps-ci, le mieux informé peut-être de toutes les choses de l’histoire et de la philosophie, les désastres auxquels la passion de la monarchie universelle avait poussé les peuples qui avaient été sa proie, il me répondit avec un optimisme qui n’est pas toujours dans sa nature : « Il ne faut pas se plaindre de ces tentatives, elles ont donné lieu à de belles choses que nous n’aurions pas connues sans elles. En soulevant toutes les passions d’un peuple, en surexcitant outre mesure toutes ses forces morales, en enivrant son esprit d’espérances impossibles, ces désirs ont forcé le génie national de ce peuple à donner de lui-même une expression plus complète et plus énergique que celle que nous aurions eue sans cela. » Peut-être ; mais, même en admettant ce raisonnement, on peut dire que ce désir de domination a imposé encore sa tyrannie sur le génie de ce peuple, et en a souvent perverti l’expression. Regardez les Espagnols : de peuple plus virilement, plus énergiquement doué, il n’en exista jamais. Regardez ses héros et ses grands hommes, Fernand Cortez, Philippe II, le duc d’Albe, Alexandre Farnèse, Torquemada, Ignace de Loyola, et dites si votre conscience n’est pas effrayée de porter un jugement sur leur compte, et si l’admiration qu’ils vous inspirent ne vous cause pas un frisson d’épouvante. Deux siècles et demi nous séparent d’eux à peine, et déjà nous les comprenons moins que les hommes de temps bien plus reculés. Les héros de la Grèce fabuleuse, les sauvages enfans de la Rome primitive, les barbares des forêts germaines, sont plus faciles à comprendre, plus explicables pour l’homme moderne que les habitans de l’empire le plus puissant et le plus civilisé du XVIe siècle. Il faut un effort d’esprit remarquable pour saisir les mobiles qui firent agir tous ces personnages terribles, et pour reconnaître le genre de grandeur qui les caractérise. Il faut aussi un effort pour leur rendre justice ; l’impartialité coûte à leur égard. Il faut oublier toutes les règles éternelles de morale auxquelles ont cru les hommes, et consentir à des explications que l’intelligence peut comprendre, mais que la conscience refuse d’accepter. Leur histoire est une histoire exceptionnelle, anormale, monstrueuse ; leurs vertus, leur génie, leur héroïsme, qui sont très réels et de la trempe la plus solide, sont frappés de stérilité, et n’ont en eux aucun principe fécondant. Ils ne peuvent être imités, ils ne peuvent servir de modèles aux hommes, ils ne peuvent leur être proposés comme exemplaires de sagesse, de vertu et de courage. Ces héros, s’ils étaient imités, ne pourraient produire que des bandits ; ces saints (quelques-uns le sont bien réellement) ne pourraient produire que des monstres. Un esprit satanique a perverti toutes ces vertus étonnantes, et a engendré ces