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qu’elles n’ont pas eu le temps d’assembler et de concentrer leurs forces énormes, se sentent prises à leur tour de ce vertige de domination : l’Amérique et la Russie. De ces deux ambitions, une seule est jusqu’à présent redoutable, celle de la Russie. Jamais ambition démesurée ne s’est encore révélée sous des formes aussi dangereuses et aussi habiles. Tous les peuples qui ont aspiré à la domination universelle ont étalé leurs désirs en plein soleil, ils ont proclamé à haute voix leurs tendances. L’Allemand brutal et sincère a marché vers son but avoué à visage découvert ; l’Espagnol, ivre d’orgueil et de pensées de destruction, a loyalement déclaré à la terre entière une guerre sans trêve ni merci ; le Français, vaillant, susceptible et toujours satisfait de lui-même, a ri au nez des peuples dont il méditait la conquête, et déclaré plaisamment qu’il ne ferait d’eux tous qu’une bouchée. Le premier peuple qui n’ait pas avoué son but est )e peuple russe. Humble, discret, modeste, spirituel et poli, comment le redouterait-on ? Cet homme qui causera avec vous pendant des mois entiers d’une manière si charmante de futilités qui sembleraient ne pouvoir fournir l’étoffe d’une conversation de dix minutes, et qui pendant des mois entiers aussi n’abordera jamais une question sérieuse, quel péril peut-il vous-faire courir ? Cette surface tout unie, toute brillante et gracieuse, vrai miroir aux alouettes, faite pour séduire des femmes et des dandies, quelle âme peut-elle recouvrir sinon une âme uniquement occupée de pensées de plaisir et de vanités mondaines ? Regardez la physionomie du Russe : vous n’y découvrirez pas un trait, pas une ride qui dénote les tourmens de l’ambition, de l’orgueil et du mépris ; aucune passion violente n’y a laissé des traces. Ces physionomies sont celles d’honnêtes bourgeois lorsqu’elles sont respectables, celles de spirituels vauriens lorsqu’elles ne le sont pas. Il n’est ni gênant, ni gêné ; pour ne point vous choquer, il renoncera aisément à ses habitudes, si tant est qu’il en ait jamais eu ; il se fera tour à tour Français, Anglais, Allemand avec une étonnante facilité d’assimilation. Il consentira à vous traiter de grand peuple, à accepter vos leçons, vos idées et vos goûts ; il renoncera à tous ses préjugés russes, vous demandant seulement grâce pour son empereur, c’est-à-dire pour la seule chose qui au fond fasse la vie et soit l’âme de la Russie. Sauf cette unique et importante exception, il ne vous importunera nullement de son patriotisme. Et voilà précisément où réside la force du caractère national russe ; le peuple russe est le plus circonspect et peut-être le moins sot des peuples. C’est là ce qui peut lui permettre d’en être facilement et avec le moins de dangers le plus agressif.

Le plus agressif et le plus difficile à abattre et à dompter ! car ce peuple ne donne aucune prise à ses adversaires ; il sacrifiera tout à