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faisant profession de croire, en leur âme et conscience, à l’infaillibilité des gouvernemens et des mécanismes politiques ; les plus intelligens sont encore ceux qui croient à l’infaillibilité de la force, contre laquelle en effet il n’y a pas à résister. À leur tour, les philosophes cosmopolites vous répondront que le but de l’humanité est d’arriver à n’avoir qu’un seul costume pour tous les peuples, qu’une seule langue pour exprimer partout les mêmes sottises ; puis les révolutionnaires avoueront que le monde ne sera sauvé que lorsqu’il aura passé tout entier sous les fourches caudines de leurs principes. Nous ne sommes donc pas si loin de croire, nous aussi, à la monarchie universelle. Si nous voulons résister efficacement à la Russie, ne croyons point aux mêmes principes qu’elle, car qu’importeraient les succès de la guerre, si son esprit devait triompher, et ses défaites matérielles, si la victoire morale devait en fin de compte lui rester ?

Il faut donc résister à la Russie par les armes ; mais, chose plus importante, il faut lui résister par les principes sur lesquels les sociétés se sont toujours appuyées jusqu’à une date très récente (la fin du dernier siècle, si l’on veut), et que les despotes les plus absolus ont toujours implicitement reconnus et n’ont jamais osé trop ouvertement violer. L’esprit russe, c’est la haine de l’individu et son absorption dans l’état au profit du pouvoir despotique. Ce système politique, qui est tout simplement une impiété, est nécessaire aujourd’hui à l’établissement de la monarchie universelle. C’est une justice à rendre à l’Allemagne, à l’Espagne et à la France, à Charles-Quint, à Philippe II et à Louis XIV, qu’ils n’ont jamais, pour arriver à leur but, fait appel aux passions démocratiques. La nature élevée de leur pouvoir, dont l’origine se perdait dans la nuit du moyen âge, l’organisation aristocratique de la société, le génie humain, qui, dans les siècles où ils vécurent, arriva à sa plus grande fécondité, s’opposaient également à cette introduction dans les affaires humaines d’une force aveugle, brutale et muette. Mais la Russie n’a pas dédaigné de faire parfois appel à ces passions, et, en y faisant appel, elle agit conformément à ses principes. Là où l’individu n’a aucune part au gouvernement et où son influence est nulle, le despotisme sera facile ; car, ainsi que nous l’avons dit, les masses populaires ne lui résisteront pas, et même elles l’appelleront de tous leurs vœux. N’ayant plus auprès d’elles aucune protection locale, elles se retourneront naturellement vers le pouvoir central et feront entendre le cri des paysans russes : « Ah ! si Dieu n’était pas si haut et l’empereur si loin ! » Qu’un tel système puisse être appliqué dans des pays où l’aristocratie n’a jamais existé, ou bien dans des pays où l’influence aristocratique a été funeste et où l’individu a mal usé de son pouvoir, c’est là un fait malheureusement incontestable ; mais ce fait ne prouve