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Il est permis de penser que les grands artistes de tous les temps ne se sont point arrêtés à toutes ces distinctions. La couleur et le dessin étant les élémens nécessaires dont ils avaient à se servir, ils ne se sont point appliqués à faire prédominer l’un ou l’autre. C’est leur propre penchant qui les a conduits à leur insu à mettre en relief certains mérites particuliers. Est-il raisonnable de penser qu’il peut se rencontrer en peinture un chef-d’œuvre qui ne présente dans une certaine mesure la réunion des qualités essentielles de cet art ? Chacun des grands peintres s’est servi de la couleur ou du dessin qui allait à son esprit, qui surtout donnait à son ouvrage cette qualité suprême dont les écoles ne parlent pas, et qu’elles ne peuvent enseigner, la poésie de la forme et celle de la couleur. C’est sur ce terrain qu’ils se sont tous rencontrés et à travers toutes les écoles.

Devant un paysage matinal, baigné de rosée, animé par le chant des oiseaux, embelli de tous les charmes naturels qui touchent le cœur, le savant et l’homme du peuple ne penseront ni à la ligne ni au clair-obscur : ils seront émus de même, leurs sens seront pénétrés d’un bonheur secret, de cette délectation dont Poussin faisait l’objet unique de la peinture.

De Piles expose gravement dans sa fameuse Balance des Peintres les différentes doses de couleur, de clair-obscur et de dessin qui entrent dans le talent de chacun des artistes célèbres. Il ne trouve la perfection dans aucun d’eux, mais le chiffre 20 étant regardé comme le point le plus élevé, il ne donne à Raphaël, par exemple, que 18 parties de dessin, tandis qu’il en accorde 19 à Michel-Ange. En revanche, les Titien et les Rubens, auxquels il dispense libéralement, la couleur, présentent une lacune considérable sous le rapport du dessin : il donne en quelque sorte l’actif et le passif des talens.

La plaisante chimie qui analyse ainsi les grands hommes ! La précieuse découverte que celle qui permettrait également de les recomposer au gré du critique, d’ôter par exemple à Michel-Ange une partie de ce dessin qui l’étouffe par sa surabondance, pour en doter cet infortuné Rubens qui se noie dans l’excès de sa couleur ! Quel chagrin pour le philosophe de voir le contour du Corrège périr dans ce clair-obscur dont il s’enveloppe et où il est maître, tandis que le Poussin, qui crève de science du côté de la composition et qui pourrait en donner à dix peintres, effraie par la pénurie de son clair-obscur ! Le bon De Piles paraît convaincu qu’avec de la bonne volonté et quelques efforts, chacun de ces hommes remarquables eût rétabli l’équilibre entre des qualités qu’il estime et serait arrivé selon lui beaucoup plus près de la véritable beauté.

La nature a donné à chaque talent un talisman particulier à chacun, que je comparerais à ces métaux inestimables formés de l’alliage