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Cette vie, commencée à l’université sous l’influence des principes philosophiques du XVIIIe siècle, se continuait ainsi au milieu d’une des classes de la société russe qui prête le plus à la critique d’un esprit formé à pareille école. Nous voulons parler de la classe administrative, que M. Hertzen observa dès lors avec assez d’attention pénétrante pour nous en laisser plus tard des portraits fort ressemblans. À propos des fonctions administratives remplies par M. Hertzen, il est un fait que nous devons aussi noter comme caractérisant la société russe : quoique employé du gouvernement, quoique chargé souvent, en cette qualité, de fonctions assez importantes, M. Hertzen n’en demeurait pas moins sous la surveillance de la police, et il persistait à ne point se montrer indigne de cette distinction onéreuse. Une position aussi étrange s’explique par ce mélange de tolérance et de sévérité qui se remarque chez tous les peuples slaves : elle ne pouvait que fortifier les dispositions ironiques qui s’unissaient chez M. Hertzen à l’instinct du récit et de l’observation.

La pénible initiation que le gouvernement russe imposait à ce caractère si peu disciplinable touchait enfin à son terme. Un jour, et à son grand étonnement sans doute, M. Hertzen apprit qu’il était autorisé à quitter l’administration. La nouvelle situation où M. Hertzen se trouva brusquement placé servit du moins à lui révéler la société russe sous un nouvel aspect. Dans tous les autres états despotiques, il peut arriver sans doute qu’une personne dont les opinions sont suspectes au pouvoir inspire beaucoup d’intérêt en raison de ses qualités personnelles, mais chacun s’en éloigne prudemment et craint surtout de lui donner publiquement une preuve de sympathie. Telle est du moins la disposition qu’on observe chez les plus rapprochées du pouvoir par leur fortune ou leurs emplois. Les hommes des classes inférieures en Russie sont beaucoup moins prudens, et M. Hertzen eut occasion de s’en convaincre au moment où il se disposait à quitter le poste administratif qui n’exigeait plus sa présence à Novgorod pour se rendre à Moscou auprès de tes amis. Contre l’habitude des employés du gouvernement, M. Hertzen ne s’était pas enrichi au service, et il reconnut, à son grand désespoir, que les frais du voyage qu’il voulait entreprendre dépassaient de beaucoup les ressources dont il disposait. On l’apprit dans la ville ; le lendemain, un inconnu, un obscur bourgeois du lieu, vint à trouver de la part de ses confrères, et lui offrit généreusement une somme assez considérable dont il refusa même d’accepter un reçu. Heureusement ce se secours lui fut inutile : M. Hertsen put as rendre à Moscou sans recourir à ce moyen extrême, et Il y passa quelque temps, exclusivement occupé de travaux littéraires ; puis il obtint sans trop de difficulté d’aller courir l’Europe en pleine liberté.

À partir de cette époque, M. Hertzen a vécu tour à tour en France