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et fait une profonde révérence à la Pompadour. Cette présentation accomplie, Élisa Avgoustovna n’a plus à s’occuper de ses pupilles pendant tout le reste de la matinée. La nature de ses fonctions change ; elle se transforme en dame de compagnie et suit Glafira Ivanovna à la promenade ; celle-ci sort rarement à pied, même pour aller dans la forêt voisine chercher des champignons, occupation qui est un de ses passe-temps favoris. Cette pénible excursion dure souvent une heure entière, et la générale rentre à la maison accablée de fatigue. Avant le dîner, Élisa Avgoustovna reprend ses fonctions de gouvernante : elle donne une leçon à ses élèves, mais la séance est levée à la voix du maître d’hôtel, et pendant tout le reste de la journée la vieille institutrice n’a plus d’autre tâche que de récréer ses nobles hôtes. La soirée est le moment où elle développe tout son savoir-faire ; elle a la tête pleine de petites histoires qu’elle débite avec une volubilité extrême et que le général écoute en faisant la grande patience à côté de sa femme étendue sur un divan.

Les détails que donne M. Hertzen sur la condition de Lioubineka dans la famille Négrof méritent aussi d’être recueillis ; ils caractérisent encore mieux peut-être que l’histoire d’Elisa Avgoustovna l’état moral d’une grande partie de la noblesse russe. La position de cette jeune fille, que les Négrof élèvent par charité sous leur toit, est des plus tristes. Ce n’est point que le général ni sa femme la maltraitent avec intention, mais ils l’humilient involontairement par suite de leurs préjugés et de ce défaut de délicatesse qui est le propre des natures incultes. Le général lui rappelle souvent que sans sa femme elle ne serait point demoiselle, mais femme de chambre, et ajoute, pour compléter cette petite leçon de morale, que si elle est élevée avec ses enfans, il n’y a pas moins entre elle et eux une très grande différence. La générale la traite, il est vrai, avec plus de ménagemens, elle lui témoigne même une sorte de tendresse, et a pour elle une foule de petites attentions ; mais lorsqu’une personne étrangère vient dans la maison, Glafira Ivanovna ne manque pas de lui dire en montrant la jeune fille : «C’est une orpheline que nous élevons avec nos enfans, » et cette déclaration faite, elle chuchote mystérieusement quelques mots à l’oreille du visiteur. Aussitôt que Lioubineka s’en aperçoit, elle rougit et baisse les yeux d’un air confus.

Ce personnage de la jeune orpheline et celui de l’instituteur vont dominer, on le devine, le récit de M. Hertzen. Vladimir Dmitri ne peut vivre longtemps dans l’intérieur du général Négrof sans remarquer la position qu’y tient la pauvre Lioubineka et sans éprouver pour elle un sentiment de tendre affection. La pauvre abandonnée devine bientôt de son côté les dispositions de Vladimir à son égard. Le malheur l’a mûrie depuis longtemps. Quoique parfaitement insensible en apparence aux humiliations dont on l’abreuve, elle agite en