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nouveaux pour un homme dont la vie s’est passée dans les salons et les boudoirs ; mais à cette première impression succède bientôt un sentiment moins excusable, et c’est la beauté de Lioubineka qui le fait naître. Comment Beltsof réussit à gagner son cœur en frappant l’intelligence naïve et curieuse de la jeune femme, c’est ce que le romancier nous apprend en faisant parler Lioubineka elle-même, qui retrace chaque soir ses sentimens de la journée. Un accord secret d’idées et de sentimens s’établit entre Lioubineka et Beltsof, comme entre elle et Dmitri dans la maison du général ; mais cette fois ce n’est point Lioubineka qui domine : elle est au contraire subjuguée par la supériorité de Beltsof, elle se sent attirée vers lui par une irrésistible puissance. Beltsof est un dialecticien habile, et en exposant ses théories sur l’amour, il réussit à jeter dans l’âme de Lioubineka un trouble dont il saura profiter. Toute la dernière partie du roman nous montre, d’un côté Beltsof et Lioubineka engagés dans une sorte de lutte où la passion est sans cesse au moment de triompher du devoir, de l’autre Dmitri atteint par la jalousie, et le docteur Kroupof assistant avec une émotion contenue à cette démonstration trop éloquente de ses doctrines contre le mariage. Enfin Beltsof se rend aux exhortations du docteur et se décide à s’éloigner : un adieu éternel est prononcé entre le gentilhomme et la femme du professeur ; mais cet héroïque sacrifice est accompli trop tard. Le calme a cessé de régner au sein de cette famille, si unie avant l’arrivée du séduisant gentilhomme. La santé de Lioubineka n’a pu résister à la crise violente qu’elle vient de traverser, et tandis qu’elle s’éteint sous l’action lente et cruelle d’une maladie de langueur, Dmitri cherche hors de sa maison l’oubli de sa douleur dans de tristes orgies. Ainsi les prédictions du docteur Kroupof se sont vérifiées ; l’épreuve du mariage s’est terminée fatalement pour Dmitri comme pour Lioubineka.

Tel est le roman qui a marqué la place de M. Hertzen, sinon parmi les conteurs les plus habiles de son pays, du moins parmi les peintres les plus exacts et les plus pénétrans de la société russe actuelle. Nous n’avons pu qu’indiquer les traits essentiels de ce récit. Ce n’est point par l’action, ce n’est point non plus par l’originalité de l’idée première, que le roman de M. Hertzen excite l’intérêt ; mais qu’on observe ces personnages, qu’on les suive dans les mille détails où le romancier s’est complu, on reconnaîtra une singulière finesse d’analyse, souvent même une remarquable verve comique, et quiconque a vécu de la vie russe rendra justice à la vérité du tableau qu’en trace M. Hertzen. Ce soin du détail, cette prédominance de l’analyse sur l’invention, ne sont pas d’ailleurs un caractère particulier à M. Hertzen, et c’est là ce qu’il importe de faire remarquer. La tendance commune des écrivains russes les porte à décrire