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d’une prochaine rupture entre la Russie et la Porte. Athènes ne reçut pas seulement le contre-coup moral de la mission du prince Menchikof. Ce qui prouve la préméditation des projets de la Russie et le rôle qu’elle réservait d’avance dans ses plans à la Grèce, c’est que le prince Menchikof, à peine arrivé à Constantinople, envoya à Athènes l’amiral Kornilof, qui l’avait accompagné dans son ambassade. La présence d’un amiral russe dans la capitale de la Grèce exalta naturellement les espérances des partisans de la grande idée. Que se passa-t-il dans les entrevues de l’amiral Kornilof avec le roi et avec les ministres ? quelles perspectives furent montrées d’un côté, quels engagemens furent contractés de l’autre ? Nous l’ignorons ; mais peu de temps après la visite du délégué du prince Menchikof, le gouvernement prit une mesure où il n’était guère possible de ne pas reconnaître l’influence de la Russie. Dans les premiers jours d’avril 1853, un corps de douze cents hommes avec quatre pièces d’artillerie fut dirigé d’Athènes à Lamia sur la frontière de la Turquie. Ce mouvement de troupes fut ordonné sans que les ministres de France et d’Angleterre en eussent été informés. Le gouvernement grec essaya de présenter cet envoi de troupes comme destiné à la répression du brigandage et à protéger deux villages de la frontière que les Turcs réclamaient comme appartenant à leur territoire. L’opinion ne prit pas le change sur cette explication. Dans les circonstances actuelles, les partisans de la grande idée y virent le commencement d’une autre guerre de l’indépendance qui devait se terminer par l’établissement d’un empire hellénique d’Orient. Le gouvernement eut l’air de regretter officiellement cette interprétation extravagante de sa mesure ; mais le parti russe s’inquiéta peu des démentis apparens. Il comptait dans le ministère plusieurs de ses membres les plus importans : M. Païcos, le ministre des affaires étrangères ; M. Vlachos, le ministre de l’instruction publique ; M. Spiro Milio, le ministre de la guerre. La rumeur publique signalait la cour comme inclinant vers lui. L’organe du parti russe dans la presse, le Siècle, se livrait aux déclamations les plus véhémentes. Il dénonçait les puissances chrétiennes, qui seules, disait-il, perpétuaient la tyrannie monstrueuse de la Turquie. Il les sommait d’en finir d’un coup avec cette iniquité décrépite. Il annonçait l’empire hellénique qui devait inévitablement remplacer la domination des sultans, sous l’invincible protection de la Russie. Déjà, avec un singulier oubli de la dynastie bavaroise, il désignait comme appelé à présider aux destinées de la nouvelle Byzance le prince russe qu’a nourri le lait d’une Grecque. À ces violentes manifestations de la presse se joignirent les démonstrations du clergé : les prêtres, les évêques venaient haranguer et bénir les troupes à leur passage, comme si elles partaient