Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/432

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

adieux. Voilà les secrètes causes du ton singulier qui règne dans cet ouvrage, et qui contraste si prodigieusement avec celui du précédent[1]. »

La Lettre sur les spectacles n’a pas, selon moi, le ton mélancolique et doux que Rousseau croit y avoir mis. Si le style est plus souple et plus facile que celui du discours sur l’Inégalité des conditions, s’il est moins tendu et moins raide, s’il a enfin les grandes qualités de l’auteur, sans en avoir les défauts, cela tient à ce que Rousseau alors avait déjà composé la moitié de la Nouvelle Héloïse, et qu’il avait acquis plus d’aisance et plus de liberté qu’au commencement de sa carrière ; mais Rousseau, toujours dupe de son imagination, croyait que, s’il écrivait plus facilement, cela tenait à l’état de son âme et à la liberté qu’il avait recouvrée par sa rupture avec ses amis : nouveau et curieux témoignage de ce penchant à je ne sais quelle indépendance sauvage qui fait le fond du caractère de Rousseau.

Quant à nous, sans chercher à retrouver dans la Lettre sur les spectacles les mystères que Rousseau croit y avoir mis, sans y chercher Grimm, Mme d’Épinay, Mme d’Houdetot, Saint-Lambert et Rousseau lui-même, quoiqu’il prétende y avoir représenté tous ces personnages, abordons ce nouvel écrit de Rousseau et examinons la question qu’il y débat : les spectacles sont-ils bons ou mauvais ? servent-ils à corriger les mœurs ou à les corrompre ?


I.

Disons d’abord à quelle occasion Rousseau fit sa lettre contre les spectacles. Il n’y avait point de théâtre à Genève. En 1714, le conseil d’état y avait autorisé des marionnettes ; mais bientôt le consistoire fit interdire les marionnettes, parce que des acteurs s’étaient peu à peu mêlés ou substitués aux marionnettes et jouaient des pièces de Molière. En 1738, Genève ayant été agitée par des troubles qui allèrent jusqu’à la guerre civile, la France, Zurich et Berne intervinrent et envoyèrent des médiateurs. Ces médiateurs, surtout le comte de Lautrec, médiateur français, demandèrent qu’il fût permis à une troupe de comédiens de donner quelques représentations. En vain le consistoire s’y opposa ; ses plaintes ne furent pas écoutées. Cependant ces représentations théâtrales ne durèrent guère, et nous trouvons dans tes extraits des registres dv conseil d’état de Genève que le 16 décembre 1738 « le consistoire remontra que la comédie causait une perte de temps considérable, surtout aux étudians et aux apprentis, qu’elle enracinait dans les cœurs l’esprit de mondanité, nourrissait

  1. Le discours sur l’inégalité des conditions.