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mœurs publiques. Jusque-là en effet, dit Tacite dans ses Annales[1], il n’y avait que des cirques en bois qu’on construisait pour la circonstance et qu’on détruisait ensuite. « Avec un cirque permanent, le goût du plaisir et de la licence allaient s’introduire à Rome ; » mais comme la licence et l’oisiveté sont les plaisirs ou les consolations de la servitude, il fallait que les empereurs nourrissent et amusassent le peuple. Auguste fit donc aussi bâtir un cirque, et même il assistait aux jeux qui s’y donnaient, quia civile rebatur misreri voluptatibus vulgi, parce qu’il était de sa politique de se mêler aux plaisirs du peuple. Il n’y a que les bons empereurs qui osassent contenir ou contrarier le goût que le peuple avait pour les spectacles. Marc-Aurèle ne permit les jeux du cirque que le soir, de peur d’interrompre le travail et le commerce ; mais le peuple murmura et dit que l’empereur voulait rendre tout le monde philosophe. Jusque dans les derniers temps, le théâtre et le cirque furent un des principaux soucis de gouvernement impérial, et Théodoric lui-même, maître de l’Italie, continua avec soin cette tradition des empereurs. Il assigna des appointemens aux comédiens et répara le cirque et le théâtre à Rome[2]. Les malheurs de la guerre et de l’invasion n’interrompaient point les spectacles. Il y eut des villes prises par les barbares pendant que le peuple était au théâtre. À Antioche, sous Gallien, le peuple assistait, dans le cirque, aux bouffonneries d’un mime, quand tout à coup la femme du mime qui jouait avec lui s’écria : Si je ne rêve, voilà les Perses ! En effet, c’étaient les Perses qui pillaient et brûlaient la ville, et qui commencèrent à massacrer les spectateurs. À Carthage, ce fut aussi pendant une représentation du cirque que la ville fut prise par les Vandales, si bien que les cris de ceux qu’on massacrait se mêlaient, dit Salvien, aux cris de ceux qui applaudissaient dans le cirque ; confundebature vox morientium voxque bacchantium, ac vix discerni poterat plebis ejulatio quæ cadebat in bello et somus populi qui clamabat in circo[3]. Trêves enfin ayant été plusieurs fois saccagée par les barbares, les habitans qui survivaient à ces désastres demandaient aux empereurs des jeux du cirque en dédommagement et en consolation de leurs malheurs, qui excidio superfuerant quasi pro summo deletæ urbis remedio circenses ab imperatoribus postulabant[4]. La fureur du plaisir est la dernière énergie dont soient capables les vieilles sociétés.

Les pères de l’église sont plus sévères contre le théâtre que les philosophes anciens. Je n’en suis pas étonné : ils sont plus

  1. Annal., liv. XIV, ch. 20.
  2. Voyez les lettres de Casiodore, livre III.
  3. Salvien, de Gubernatione Dei, liv. VI.
  4. Ibid.