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Elle voulait continuer, mais sa toux la prit. Pauvre chère tante ! Que de contentement n’aurait-elle pas eu de voir ses garçons se conduire aussi bien qu’ils l’ont fait ! Antoine, l’aîné, était un éveillé qui rien qu’au pas connaissait la bête, et savait bien par quel bout empoigner son bigot ; bon cœur, du jugement, de la religion, enfin tout. Le cadet était un peu plus mou, mais tout aussi brave garçon, et puis vigoureux comme pas un dans le quartier…

Jean-Denis paraissait oublier son histoire pour celle de ses cousins, ce qui était peu mon affaire : je lui en fis l’observation.

— C’est juste, me dit-il ; où en étais-je ? Ah ! m’y voici. Je débitais mes mauvais propos contre ma tante en marchant à pas furieux dans la chambre. — Continue, me dit-elle avec le plus grand sang-froid, continue, Jean-Denis ; je vais prier pour toi. — Elle tomba en effet à genoux contre une chaise et se mit à prier. Je m’arrêtai tout court ; je tenais ma casquette à la main ; je la frôlai si fort que je la mis en pièces. Enfin, voyant que ma tante paraissait ne pas vouloir m’écouter, je sortis brusquement en tirant la porte de manière à ébranler toute la maison.

J’allai d’abord chez moi, et je m’y enfermai à double tour. Comme le serpent blessé, j’avais besoin de mon trou ; mais je n’y demeurai pas longtemps : tout mon sang bouillonnait de colère ; je ne pouvais rester en place. Je finis cependant par ne plus penser qu’à ce que m’avait dit ma tante, qu’Élisa m’aimait ou du moins que le bruit en courait dans le quartier. Je m’en voulais de ne lui avoir pas demandé de détails. Après ce qui venait de se passer entre elle et moi, il était trop tard ; elle ne me répondrait plus. — Élisa t’aimerait ! me répétais-je sans cesse. Voyons, ne rêves-tu pas ? es-tu bien éveillé ? Qu’est-ce qui peut te le faire croire ? Elle t’a toujours reçu avec bonté ; mais de la bonté, ce n’est pas de l’amour. Et cependant on dit dans le quartier qu’elle t’aime ; pas de plumes sans oiseau déplumé. Si elle avait confié son secret à une de ses amies qui en ait causé ! Oh ! Jean-Denis, si cela était vrai, de tous ceux qui portent la hotte, y en aurait-il un seul aussi heureux que toi ?

Toute la soirée, mon cœur fut partagé entre ces sentimens. Les mêmes idées navrantes me revenaient sans cesse, et je ne pouvais plus m’en délivrer aussi aisément que par le passé. Les chassais-je de midi, elles rentraient de bise. Je fus longtemps sans pouvoir m’endormir, enfin j’en vins à bout ; mais quel sommeil, grand Dieu ! Je la voyais devant moi, vêtue de sa robe d’indienne du premier jour, me dire avec son sourire : Viens donc, Jean-Denis ; laisse-les dire ; ne vois-tu pas que je t’aime ? — Je voulais m’élancer vers elle, mais alors la terre s’ouvrait sous ses pieds, et elle disparaissait, et cela recommençait toujours.