Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/490

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à chaudes larmes. Je sanglotais si fort, que ces dames m’entendirent de l’étage au-dessous, comme plus tard Nanette me l’a reproché. J’ai bien des souvenirs qui me pèsent, mais pas un qui me fasse autant d’horreur. Sans mon pauvre père, sans son avertissement, qu’allais-je faire ? Je n’y pense jamais sans avoir honte de moi-même. Au moins maintenant mourrai-je le front huilé, et me portera-t-on en terre bénite.

Le lendemain, avant le jour, j’étais sur la route du chef-lieu. Décidé à quitter ma ville natale, n’ayant d’état que celui de vigneron, que pouvais-je être que soldat ? J’allai pour m’engager. Dès la première demi-lieue, je rencontrai un compagnon de route, un gros mange-profit riant toujours et ne pensant qu’à vider chopine. Il me raconta qu’il était allé dans son village pour se marier, qu’il avait trouvé sa payse enjôlée par un autre, mais que son rival était un brave garçon qui lui avait copieusement payé à boire, qu’une pinte de plus vaut bien une femme de moins, et cent autres mauvais propos qui me déplurent fort ; mais une fausse honte m’empêcha de le lui dire. — Et vous, camarade, me dit-il quand il eut fini, ne me conterez-vous pas aussi votre histoire ? Vous savez ce qu’on dit :


Histoire racontée
Adoucit la montée.


Je me tirai d’embarras en lui disant que j’étais un pauvre vigneron qui allait voir des parens au chef-lieu. Il fallut s’arrêter à tous les bouchons ; mais cela ne me contraria que peu, car j’étais très-fatigué. Vers le soir, mon compagnon me quitta et prit les devans ; il trouvait que je n’allais pas assez vite. Je n’arrivai à la ville qu’à la noire nuit. À cinq ou six bouchons où je frappai, on me laissa dans la rue. Enfin je trouvai un lit ; j’étais si harassé, que j’allai me coucher tout de suite. C’est à peine si je pus dormir une heure ou deux à cause de mes idées noires, et vous pouvez penser encore que je n’eus pas des rêves bien gais.

Dans la matinée du jour qui suivit, j’allai au bureau du recrutement. L’officier me toisa des pieds à la tête en me demandant ce qui m’amenait. Je le lui dis. — Ah çà, vous moquez-vous de moi ? me répondit-il tout en colère ; un beau soldat ! Allez vous faire soigner ailleurs ! — Je restai en place comme anéanti, ne sachant si je devais sortir ou non ; mais il me poussa vers la porte et me mit dehors. J’eus de la peine à retrouver mon auberge, et la nuit fut affreuse pour moi — du cauchemar, du délire, de la fièvre chaude. Quand la servante vint faire ma chambre le lendemain, elle me trouva au beau milieu. Tout épouvantée, elle appela sa maîtresse ; celle-ci, par un miracle