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vie était assurée, une religion puissante et une société hiérarchique déterminaient leur direction morale ; mais justement parce que tout cela était fondé et acquis, quiconque a l’habitude de considérer scientifiquement l’histoire aperçoit le vide qu’il fallait combler. Les imaginations, c’était leur tour, devaient avoir satisfaction, — et quelle meilleure satisfaction que la poésie racontant de mille façons les légendes nationales, célébrant les prouesses des vieux héros, et cultivant dans les âmes les heureuses semences du beau ? Aussi eut-elle tout succès : accueillie, recherchée, elle pénétra dans les demeures, et l’esprit chevaleresque, cette grande louange du moyen âge, qui le distingue nettement de l’antiquité, a là une de ses sources.

Ce qui est digne de remarque, ce qui montre combien cette poésie était dans le goût du temps et propre à remplir son office, c’est que, tout en plaisant à ceux pour qui elle était destinée, elle plut aussi à des populations étrangères qui s’en montrèrent singulièrement avides. L’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, s’emparèrent de ces compositions, qui eurent d’innombrables traductions. Ces œuvres, qui dorment maintenant manuscrites dans les bibliothèques, et auxquelles un zèle tout récent a donné une publicité interrompue pendant tant de siècles, ont jadis joui d’une faveur marquée bien au-delà des limites du sol natal. Ce ne fut pas un engouement local qui les favorisa ; leur vogue fut universelle, et l’Europe féodale tout entière leur fit accueil. Aussi, dans les études qui en tout lieu ont pris une forte pente vers le moyen âge, les érudits rencontrent à chaque pas de vieilles versions témoignant du succès obtenu, et par là encore on comprend que non-seulement la religion et l’organisation sociale, mais aussi les plaisirs de l’imagination, le goût des fictions chantées et le charme des vers contribuaient à assurer la cohésion de ce grand corps politique, qui, fondé par les Romains et étendu par Charlemagne jusqu’aux dernières limites de la Germanie, est allé constamment s’agrandissant.

Je n’ai pas craint de m’appesantir sur la comparaison entre la poésie héroïque du moyen âge et la poésie héroïque des Grecs, entre les siècles héroïques des barons féodaux et les siècles héroïques des rois de l’Achaïe. C’est que, à mon jugement, il est d’un grand intérêt d’établir ces rapprochemens entre des époques qui les comportent, — non pas que la méthode comparative appartienne proprement à l’histoire : elle est spéciale à la science de la vie, où les organes et les fonctions, les tissus et les propriétés, se trouvant répétés dans une variété innombrable d’exemplaires, mais répétés avec des modifications profondes, suivant que l’exemplaire est homme, quadrupède, oiseau, poisson, crustacé, insecte, végétal même, s’offrent dans des conditions variées et pleines d’enseignement. La méthode propre