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Le tableau de nos mœurs politiques, sodales, intellectuelles, est un de ces sujets toujours nouveaux et variables à l’infini, que l’observation n’est pas près d’épuiser. Il y a des transformations singulières, des nuances multipliées ; il y a des passions et des eniraînemens qui se créent une issue et ne font que changer de masque. Tout se mêle dans cette précipitation universelle de la vie contemporaine, et certes il est des épisodes imprévus qui viennent parfois révéler d’étranges aspects de ces mœurs dans leur rapport avec l’intelligence. Ainsi un écrivain ayant dans son pays toute sorte de moyens d’exprimer sa pensée, parlant dans une chaire publique, rédigeant des journaux, s’en va choisir un pays lointain, une langue étrangère, pour mettre en scène dans des polémiques sans mesure les hommes et les choses de notre littérature. C’est là par exemple ce qu’a fait pendant quinze mois M. Philarète Chastes dans une série de lettres qu’il adressait à la Gazette de Saint-Pétersbourg sur le mouvement social et intellectuel de la France. La correspondance de M. Chasles a même pris en certaines parties un tel caractère à l’égard de la Revue des Deux Mondes, que son directeur a dû invoquer la justice française ; cette action vient de se dénouer par un premier jugement portant condamnation de M. Chasles. Mais il y a en même temps dans les lettres du correspondant de la gazette russe un trait de mœurs littéraires à observer : c’est ce fait que nous signalions d’un écrivain expédiant à huit cents lieues les peintures les plus étranges de tout ce qui se produit parmi nous ; voilà l’usage qu’on croyait heureusement aboli dans les relations de l’intelligence, et que M. Chasles a tenu sans doute à faire revivre. Entrer dans les détails de cette correspondance, ce n’est pas encore le moment, on le conçoit ; il n’y a pas lieu non plus maintenant à donner ici une idée des aménités de la littérature de M. Chasles sur la Revue, ses rédacteurs et son directeur. M. Chasles n’oublie qu’une chose, c’est qu’entre les écrivains et la direction de la Revue il y a un langage qui n’est jamais de mise, à savoir celui dont se sert un professeur au Collège de France avec le directeur de la gazette russe : « Instruisez-moi, dirigez-moi ; vos observations, vos injonctions, vos indications, votre approbation et vos reproches seront ma loi ! »

Aujourd’hui il nous suffira de dire que, si M. Chasles s’était borné à une critique même injuste, il n’y aurait point eu de procès. C’est parce que cette limite a été dépassée que la justice a été saisie d’une cause qui intéresse gravement après tout la dignité des lettres, comme aussi l’honneur et les intérêts les plus respectables. Cette cause, M. Paillet l’a soutenue avec la chaleureuse conviction d’une parole austère, avec autant de fermeté que d’éloquence. Un jeune magistrat exerçant les fonctions du ministère public, M. Brière de Valigny, en a exposé tous les aspects avec un talent simple et élevé. Il la résumait dans ses dernières paroles, en disant que les bornes de la critique ne pouvaient être franchies impunément, et en conséquence il concluait à des dommages-intérêts sérieux. C’est après ces débats qu’un jugement a été rendu, condamnant M. Chasles aux dépens. Est-ce une réparation proportionnée à la gravité du fait ? Ce n’est pas à nous de le dire. Sans doute M. Chasles, il ne faut pas l’omettre, ayant à répondre de ses actes devant la justice, a desavoué le sens le plus simple et les applications les plus directes de ses paroles écrites ; il « a tracé, dit-il, des portraits chimériques. » Néanmoins, nous