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est comme un prolongement de l’Europe occidentale, et nous sommes plus près en vérité de New-York ou de Lima que de Kiev ou de Smolensk. » M. Schlosser compose une savante histoire du XVIIIe siècle, et dans cette histoire, tracée avec toute la mordante âpreté d’un libéralisme grondeur, il rencontre à chaque pas les armes et la diplomatie des tsars ; croyez-vous qu’il montrera l’envahissement continu de la Russie dans les affaires de l’Allemagne ? Tout ce qui concerne les Russes est l’objet de son étude attentive, ce seul point excepté. Enfin tout récemment, dans son Introduction à l’histoire du dix-neuvième siècle, M. Gervinus apprécie la part de chacun des peuples occidentaux à l’œuvre de la société européenne, et il indique la marche qu’il faut suivre, à son avis, pour assurer le triomphe de la liberté et du droit ; combien de périls à éviter ! combien de mauvaises influences à combattre ! M. Gervinus les signale avec verve et n’oublie que la Russie. Est-ce aveuglement ? est-ce dédain ? est-ce confiance dans cet esprit germanique dont la mission providentielle, plus d’un écrivain enthousiaste l’a souvent proclamé, est d’absorber peu à peu les peuples de l’Europe orientale ? Je sais bien que cette confiance a longtemps dominé les rapports de l’Allemagne avec les nations slaves, mais il paraît difficile qu’un tel dédain soit de mise à l’heure qu’il est ; — déclarons-le nettement, c’est surtout rancune contre la France. Exposés les premiers aux coups de l’ennemi, enveloppés, enlacés à leurs frontières, et même, il faut bien le dire, secrètement envahis chez eux par une diplomatie persévérante, les Allemands sont de tous les peuples de l’Europe celui qui s’aperçoit le moins des mines et des contremines que la Russie a établies déjà au cœur de ses provinces. Pour les empêcher de voir le péril qui grandit sur les bords de la Baltique et du Danube, on leur a persuadé que le grand péril était de l’autre côté du Rhin ; pour qu’ils n’eussent pas le loisir de songer aux intérêts présens, on a entretenu avec soin chez ces imaginations débonnaires des haines et des rancunes surannées. Écoutez comme ils réclament l’Alsace et la Lorraine, françaises depuis des siècles par le cœur et l’esprit, tandis que la Livonie, l’Esthonie, la Courlande, toujours allemandes par le langage, par les traditions, par la culture intellectuelle et morale, n’excitent en leurs âmes ni sympathies ni regrets ! Voyez comme ils sont dedans pour tout ce qui leur vient du peuple de 89 ! Et pendant ce temps-là la propagande russe va s’accroissant toujours : ce sont des princesses russes qui portent l’esprit de leur pays dans toutes les cours de l’Allemagne ; ce sont des officiers autrichiens ou prussiens qui reçoivent des titres, souvent même des gratifications du tsar ; c’est un parti moscovite qui s’organise dans chaque ville ; c’est une police infatigable, prise en haut, en bas, au milieu de la