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femmes dont la beauté pouvait éclipser la sienne, n’aurait pas hésité à satisfaire les vengeances des boyards, si elle y avait trouvé son intérêt. Elisabeth a bien pu, comme tous les voluptueux, s’abandonner en maintes occasions à cette mollesse indulgente que les flatteurs ont transformée en vertu ; il y a loin de là à cette magnanime clémence qu’on a vantée chez elle. Quoique parvenue au trône avec l’appui des passions moscovites, Elisabeth comprenait qu’elle ne devait pas être impitoyable pour les Allemands. Ostermann et Munich, quelques jours après la révolution de 1741, montèrent sur l’échafaud où les Dolgorouki avaient été écartelés ; mais au moment où le bourreau s’approchait pour décapiter l’un et écarteler l’autre, on leur lut la sentence de grâce qui les exilait en Sibérie. Ce qui arriva en cette circonstance se reproduisit pendant tout le règne d’Elisabeth. Ecraser le parti allemand, mais ne permettre aucune de ces représailles sanglantes qui eussent relevé les espérances des boyards, telle fut la politique de la fille de Pierre le Grand. On pense bien que les vingt années de son règne (1741-1761) profitèrent peu à l’introduction des mœurs et des sciences européennes en Russie ; l’esprit allemand y avait toutefois des traditions vivaces, et quand l’université de Moscou, la plus ancienne des universités russes (celles de Courlande et de Livonie sont à part), fut instituée en 1755, les décrets qui l’organisèrent avaient pris pour modèles les grandes écoles de Goettingue et de Kœnigsberg.

C’est ici que se place un curieux épisode dans cette histoire de l’esprit allemand en Russie. Une troisième dynastie venait de monter sur le trône des tsars, et c’était une dynastie allemande. Je sais bien que les deux premières dynasties, celle des Rurik. et celle des Romanof, se rattachent par les origines de leurs fondateurs à la race germanique ; mais les frères Rurik appartiennent à une époque confuse où les nations du nord de l’Europe, Germains, Normands, Scandinaves, Varègues, étaient mal circonscrites ; et, bien que les ancêtres de Michel Féodorovitch fussent venus de l’Allemagne, il y avait longtemps qu’ils étaient sujets russes, quand le choix des boyards, après les agitations des faux Démétrius, appela au trône ce jeune homme demeuré en dehors des guerres civiles et sans lien avec les factions. Cette fois, au contraire, c’était bien un prince allemand, c’était le fils d’un duc d’Allemagne, tout pénétré de l’esprit, des mœurs, des institutions de son pays, qui allait inaugurer la troisième dynastie des tsars. Le prince dont je parle était le duc Charles-Pierre-Ulric de Holstein-Gottorp, dont le père, Charles-Frédéric, dépouillé d’une partie de ses états, à la suite des guerres de la Suède et de la Russie, avait cru se dédommager en épousant une fille du tsar victorieux. Le jeune duc était donc par sa mère le petit-