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circonspecte ; pouvait-on lui imputer à crime des renseignemens historiques, des appréciations de faits où la puissance incontestable de la Russie occupait la place qui lui appartient ? En maintes rencontres, il faut l’avouer, ce n’étaient pas seulement des appréciations historiques, c’était le patronage manifeste des intérêts moscovites. Quand le Portfolio commença de remplir si bien son vaillant office de sentinelle, la Gazette d’Augsbourg fut le plus fidèle écho des colères de Saint-Pétersbourg et de Moscou. « Nous ignorons, — disait dans cette feuille un article écrit de Berlin le 10 mars 1836, — nous ignorons jusqu’à quel point les documens que publie le Portfolio sont authentiques ou forgés, mais en tout cas cette publication est un acte plus criminel qu’aucune piraterie littéraire. » Je sais bien que de tels articles étaient repousses avec indignation par une élite généreuse, je sais bien que le Portfolio, traduit en allemand dès son apparition à Londres, était avidement lu en Allemagne et y tenait le patriotisme en éveil, je sais bien que d’éloquens publicistes ne cessaient d’avertir la conscience de leur pays ; qui peut comparer cependant des brochures publiées de loin en loin et écrites surtout pour des lecteurs convertis avec l’action incessante de ces journaux qui travaillaient d’une façon si discrète et d’autant plus efficace à couvrir la marche victorieuse de l’esprit russe ?

Riche de tant de ressources, assurée de si nombreux auxiliaires en Allemagne, la Russie n’avait plus qu’à laisser agir son grand allié, le plus utile et le plus stupidement aveugle de ses vassaux, l’esprit démagogique. Ne confondons pas la révolution de 89, c’est-à-dire la base même de l’ordre nouveau, et cet esprit révolutionnaire qui n’est que le délire des convoitises brutales. La révolution triomphera de la Russie ; l’esprit révolutionnaire lui prête des armes. S’il est une vérité désormais aussi éclatante que le soleil, c’est que la Russie avance chaque fois que l’esprit révolutionnaire brise ses freins, et qu’elle recule chaque fois qu’il est dompté. Les désordres de 1848 ont été pour le tsar une bonne fortune inespérée ; il a pu croire que c’était là le couronnement de ses desseins. Le 6 juillet 1848, M. de Nesselrode adresse à ses agens auprès des cours germaniques une longue note-circulaire où il rappelle à l’Allemagne tous les bons rapports qui l’unirent si longtemps à la Russie. « Quand donc l’Allemagne a-t-elle eu à se plaindre de nous ? Quand avons-nous forgé des plans contre son indépendance ? Quand l’avons-nous menacée d’une invasion ? Quelle partie de son territoire avons-nous prise ou convoitée ? » Puis vient l’émunération fastueuse des services rendus. — C’est nous qui avons versé notre sang pour l’Allemagne ; c’est nous qui l’avons délivrée en 1813 et qui en 1840, aux premiers bruits de guerre, étions prêts à la protéger sur le Rhin ; c’est nous enfin qui avons toujours maintenu la bonne et cordiale harmonie