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seule, l’aristocratie des nations. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, sont des personnes aristocratiques dont l’existence oppose un dernier obstacle à l’établissement du règne de l’avenir. Ce règne de l’avenir, c’est la liberté illimitée de l’individu telle qu’elle a été conçue par les jeunes hégéliens ; avec les perfectionnement de MM. Feuerbach et Stirner ; liberté, non pas du genre humain, mais de l’homme, de la monade ; liberté complète qui nous affranchit non-seulement de l’autorité sociale, mais de l’idée de Dieu, de l’idée de la patrie, de tout ce qui gêne la plénitude de notre action, de tout ce qui place au-dessus de notre tête une loi, un devoir, et nous oblige par conséquent à un certain sacrifice de nous-mêmes. Il faut donc que cette dernière aristocratie disparaisse comme les autres. Quel est le pouvoir assez fort, dans l’état actuel du monde, pour passer le niveau sur les nations ? Il n’y en a qu’un, c’est la Russie. M. Bruno Bauer ne fait pas de vœux pour le triomphe de la Russie ; à ses yeux, ce triomphe est certain ; il lui suffit d’en expliquer la nécessité et d’en glorifier les conséquences. Ecoutons l’autre raisonnement du démagogue. — Les socialistes, et surtout les socialistes athées de l’école allemande, sont dans la même situation que les premiers chrétiens. Dépositaires des idées qui devaient transformer le monde, les disciples de Jésus s’inquiétaient peu des derniers partis de la république romaine. Que leur importaient les espérances ou les regrets attachés au souvenir d’un Pompée, d’un Brutus, d’un Caton d’Utque ? À ces ardentes compétitions du pouvoir qui troublaient les vaines pensées des hommes et tenaient l’Europe et l’Asie en suspens, ils préféraient le despotisme des empereurs, et avec lui l’universel silence. Le silence, voilà ce qu’il fallait aux chrétiens des premiers siècles. Délivrées de l’obsession des vieux partis, rentrées en possession d’elles-mêmes, les âmes purent recueillir alors et laisser fructifier sans obstacle les semences de la vérité nouvelle. « Et nous aussi, dit M. Bruno Bauer, que nous importent les constitutions politiques ? Meurent les peuples, meurent les parlemens, meurent ces prétentions et ces partis qui empêchent les hommes de développer au fond de leur conscience, les germes de la liberté future ! Qu’un silence ininterrompu succède au bruit importun des tribunes. C’est à la faveur de ce silence bienfaisant que les vérités socialistes grandiront dans les esprits les plus rebelles, et que le monde nouveau sortira de terre. » Comment sortira ce monde nouveau ? M. Bruno Bauer ne le dit pas. Sera-ce par une insurrection universelle ? sera-ce par l’apparition du labarum et la conversion de Constantin ? Le prophète a oublié ce point important : mais cette étrange assimilation des jeunes hégéliens aux premiers disciples du Christ n’abusera personne, et il est bien évident que M. Bruno Bauer ne veut le triomphe du despotisme russe qu’afin de déchaîner plus sûrement les violences de la démagogie. Liberté, droits des peuples,