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les affaires de l’état, mais elle était surtout retenue par un sentiment de dignité personnelle, et ce sentiment exquis avait quelque chose des chastes scrupules d’une sœur ou d’une mère. Elle rougissait de sa faiblesse pour un jeune homme qu’elle avait pour ainsi dire vu croître sous ses yeux.

Elle s’indignait à l’idée d’avoir pu oublier son âge et les devoirs qu’elle s’était imposés, en se laissant envahir le cœur par un trouble délicieux qui avait endormi sa vigilance. Aussi que d’efforts il lui fallut faire pour rompre le charme qui l’avait attirée insensiblement aux bords du précipice, pour dégager son âme du piège innocent que lui avait tendu l’amour ! Lorsqu’elle rencontrait Lorenzo, Beata le saluait d’un mot froid et digne, puis elle s’enfuyait comme une ombre en tressaillant. Elle ne s’informait plus ostensiblement de ce qu’il faisait ; elle ne lui adressait plus la parole que pour répondre à ses questions d’un ton indifférent qui repoussait toute confiance. Son regard évitait celui de Lorenzo, et ce n’est que de loin que ses beaux yeux bleus remplis de tendresse osaient le suivre avec inquiétude. Dans le monde, dans les conversazioni où elle se trouvait forcément avec Lorenzo, Beata était d’une gaieté extrême. Elle cherchait à s’étourdir, à dissiper sa tristesse en vains propos, à dérouter l’attention par de petits manèges de coquetterie féminine qui répugnaient à la sincérité de son caractère.

Ces artifices de la passion étaient une énigme pour Lorenzo, qui ne savait comment s’expliquer ce changement de conduite à son égard. Il avait beau s’interroger et se demander par quelle étourderie, par quel manque de respect, il avait pu s’attirer la disgrâce d’une femme supérieure qui mesurait ses moindres paroles ; il ne trouvait rien qui justifiât la froideur et l’air presque dédaigneux qu’on prenait à son égard depuis quelque temps. Voulait-on lui faire comprendre d’une manière indirecte qu’il fallait enfin ouvrir les yeux sur la vraie position qu’on lui avait faite ? Il n’avait jamais oublié ce qu’il devait à sa bienfaitrice, ni la distance qui séparait le fils de Catarina Sarti d’une gentildonna vénitienne. Quelle pouvait être la raison secrète de la réserve excessive de Beata à son égard ? Ne serait-ce pas une sorte de jalousie aristocratique qui se serait emparée de la fille du sénateur en voyant Lorenzo grandir dans la vie, et voudrait-on refouler ses aspirations pour conserver une supériorité relative dont il essayait de s’affranchir ? On se trompait fort si on espérait attiédir son courage et contenir son ambition dans le cercle étroit où le hasard l’avait fait naître. Il prouverait par son activité et son intelligence qu’il était digne de l’intérêt qu’on lui avait témoigné, et qu’en lui tendant la main pour l’aider à sortir de la foule, on avait accompli un acte de justice. Ces bouffées d’orgueil et