Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/778

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Granelleschi, il se moquait avec lui des vieux classiques embourbés dans les ornières des Seicentisti, qu’il appelait des parrucconi, des brontoloni insupportables. Il n’était guère plus favorable aux novateurs qui, comme Goldoni, s’efforçaient d’introduire à Venise la dignité et la vérité du théâtre français. Ils veulent nous étouffer, disait-il en parlant de ces novateurs, avec des chiacchere filosofiche, des bavardages philosophiques, et des urli francesi. Conservons notre esprit, nos mœurs, notre gaieté, et restons Vénitiens. Nous n’avons que faire de la musica tedesca ni de la littérature française impastate (farcies) de réflexions et de modulations melancoliche.

Lorenzo suivait l’abbé Zamaria dans les méandres de la vie vénitienne, comme Dante suit Virgile dans les cercles ténébreux de la cité divine. L’abbé était flatté de produire dans le monde un jeune homme intelligent, au regard vif, à la physionomie ouverte, qui chantait comme un ange, et dont il s’était plu à former l’éducation musicale avec un soin tout paternel. Il le présentait comme son élève aux femmes du monde, aux virtuoses, aux compositeurs, et tirait vanité des succès de son disciple, qu’on appelait partout il maestrino. Il l’introduisait dans les premières maisons, chez les Mocenigo, les Dolfin, où Lorenzo était reçu avec une certaine déférence à cause de l’affection que lui portait l’abbé Zamaria, et peut-être aussi parce qu’on supposait que le sénateur Zeno avait des vues particulières sur l’avenir de ce jeune homme. Lorenzo, dont les femmes remarquaient déjà la taille svelte, le front épanoui et les beaux yeux noirs remplis de feu et de désirs, jouissait avec bonheur de la nouvelle existence qui s’ouvrait devant lui. Il courait les salons, les théâtres, les casini, les académies, tantôt accompagné de l’abbé Zamaria, qui ne cachait pas sous sa perruque la sagesse de Minerve, tantôt sans autres guides que l’instinct des belles choses et la crainte de l’inconnu, qui est la pudeur des jeunes gens. Comme il était ravi de se voir dans cette ville d’enchantement, de s’attarder le soir sur la place Saint-Marc, au milieu de cette foule joyeuse de promeneurs de tout rang et de tous pays, de parcourir le Grand-Canal couché mollement dans une gondole légère, et de s’enfuir au loin vers l’une de ces isole beate, nids d’amour et de volupté qui entourent Venise comme des satellites qu’elle entraîne dans son tourbillon. Est-ce bien le fils de Catarina Sarti, se disait-il tout bas avec ravissement, qui chante des duos avec une Badouer, qui accompagne au cembalo une Dolfin dont la main blanche et potelée se pose gracieusement sur son épaule, qui s’entretient de philosophie et de littérature avec un Mocenigo, et que le compositeur Furlanetto daigne admettre dans sa familiarité !

Le bonheur d’être et de vivre dans une sphère supérieure, les tressaillemens sourds de la sensibilité qui s’éveille, un vague pressentiment des idées du siècle, la confiance qu’il commençait à avoir