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dans son activité, l’ivresse de l’amour, tout cela avait gonflé le cœur de Lorenzo, tout cela faisait sourdre de son âme exaltée ces mille désirs, ces mille espérances infinies qui montent, s’ébruitent et se répandent dans l’espace en chantant à l’imagination le poème divin, la symphonie merveilleuse de la jeunesse que nous avons tous entendue une fois dans la vie, et dont il n’appartient qu’au génie de retenir un écho lointain.

Mais aussi dans quel temps et dans quelle société avait été jeté Lorenzo ! Venise se mourait ; elle se mourait de langueur comme une courtisane épuisée, le front couronné de roses, le sourire sur les lèvres, banquetant, festoyant, entourée de ruffiani, de chanteurs, de ballerini, d’improvisateurs, d’escrocs et d’espions, dernière ressource des gouvernemens avilis. Sous une aristocratie sombre, taciturne, soupçonneuse, qui avait accaparé les bénéfices et les soucis de l’autorité suprême, s’agitait un peuple d’enfans qui riait de tout, s’amusait de tout, et ne s’occupait que du plaisir de l’heure présente. Qu’avait-il besoin de travailler, de réfléchir et de s’inquiéter de l’avenir, ce peuple doux et charmant qui vivait de sportules, de confetti, de café, de sonnets, de musique et d’amour ! Tant que la république fut puissante au dehors, le peuple, prenant part aux événemens politiques, se nourrissait au moins de vanité nationale, et la passion de la gloire relevait et ennoblissait son courage ; mais depuis que l’oligarchie de Venise, méconnaissant la marche du temps et les principes de sa grandeur, s’était refusée à tout mouvement et à toute transaction avec les idées nouvelles, le peuple, refoulé sur lui-même, sans expansion au dehors et sans liberté au dedans, s’était abandonné à l’une de ces effroyables anarchies de mœurs qui précèdent la chute des empires. Les lois, les institutions, en conservant les apparences de la force qui les avait créées, étaient impuissantes à diriger les esprits, et la police du conseil des Dix, plus inquisitoriale qu’elle ne l’avait jamais été, était presque le seul appui de l’état. Cette profonde décadence n’était visible cependant qu’aux yeux du philosophe ou d’un homme politique comme Marco Zeno. La foule, les étrangers et la jeunesse étaient captivés et éblouis par un spectacle unique dans les annales du monde.

Qu’on se figure une succession de fêtes magnifiques rappelant les grands souvenirs de l’histoire de Venise ! On carnaval qui dînait trois mois, huit théâtres presque toujours ouverts, quatre conservatoires ou écoles de musique, des casini, des ridotti, des cafés où l’on jouait et causait toute la nuit ; une population qui se déguisait une grande partie de l’année comme pour échapper au sérieux de la vie ; l’inviolabilité des masques protégée par la loi et les usages, servant à cacher l’inquisiteur d’état, le prince de l’église, le riche, le pauvre, le mari et l’amant, le confesseur aussi bien que la pénitente, des