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deux ou trois académies. Doué de la patience d’un bœuf et rétif comme un âne, il signor Stentato est le type de ces esprits qui passent leur vie à ramasser des coquilles et à prouver, à force de citations, de quiproquos et de spropositi, que les enfans d’Athènes, du temps de Socrate, pleuraient quand on les fouettait.

— Tenez, monsieur, dit encore l’inconnu, il vaut mieux fixer votre attention sur cette belle personne qui s’avance là-bas du côté de la Piazzetta. Voyez quelle noble démarche, quel maintien sévère et doux qui inspire le respect et la confiance ! Aussi remarquez comme tout le monde s’écarte pour la laisser passer ! On dirait que la lumière de son âme rejaillit sur tout ce qui l’approche et projette autour de sa personne une clarté divine. C’est la fille du sénateur Zeno, une des femmes accomplies de Venise. Kilo donne le bras à son père, grand seigneur digne du rang qu’il occupe dans l’état. Elle est accompagnée du chevalier Grimani, jeune patricien plein d’agrémens, qu’on dit être son fiancé.

À ces mots, Lorenzo perdit contenance. Le cœur oppressé, la respiration haletante, il ne savait que dire et que répondre, et faillit se trouver mal, lorsque son voisin se leva de sa chaise et lui dit sans façon : « Jeune homme, le spectacle que vous avez sous les yeux et que vous voyez sans doute pour la première fois, car je m’aperçois que vous êtes nouveau dans cette ville, est unique dans le monde. La société qui se déroule sur ce magnifique théâtre, où se sont accomplis tant d’événemens remarquables, est le fruit avancé d’une civilisation merveilleuse qui n’a plus de sève. Ces femmes élégantes que vous voyez briller au soleil comme des papillons aux ailes diaprées, ces hommes aimables et polis qui s’enivrent de loisirs et de galanterie, ces patriciens fastueux devant qui tout le monde s’incline, ce peuple doux et charmant qui ne s’occupe que de canzonette et de prières à la Madone, cette foule de poètes, de musiciens et d’artistes éphémères, cette immense et joyeuse cohue que le plaisir emporte dans son tourbillon, cette mascarade infinie qui cache tant de mystères et qui semble la réalisation d’un rêve fantastique… tout cela sera balayé bientôt par le souffle de Dieu ! »

En prononçant ces paroles, l’inconnu fit un geste menaçant et disparut.


II

Jeté dans ce tourbillon, étourdi par l’immense éclat de rire que poussait cette société expirante, Lorenzo eut à se défendre contre mille séductions qui s’offraient à lui à chaque pas. Libre d’aller et de venir sans que personne lui demandât jamais compte de l’emploi de son temps, sa figure, son esprit et sa jeunesse l’exposaient à des dangers