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sans cesse renaissans qu’il était impossible de prévoir. Parmi les connaissances nouvelles qu’il avait faites depuis qu’il était à Venise, il y avait une jeune cantatrice du théâtre San-Benedetto, qu’on appelait la Vicentina parce qu’elle était née à Vicence d’une très pauvre famille. C’était une brune piquante de dix-huit ans, qui avait une voix magnifique et de l’esprit comme un démon. Il l’avait vue pour la première fois dans les coulisses du théâtre San-Benedetto, où l’avait conduit imprudemment l’abbé Zamaria. Elle venait de débuter tout récemment dans un opéra de Galuppi, et y avait obtenu un grand succès qui faisait honneur à son maître, le castrat Grotto, ainsi qu’à l’institution où elle avait été élevée, la Scuola de’ Mendicanti. Ils s’étaient retrouvés depuis chez Pacchiarotti, sopraniste célèbre qui était alors à Venise, où il termina sa brillante carrière. L’abbé Zamaria voulant que Lorenzo prit quelques leçons de chant de cet admirable virtuose, le jeune Vénitien vit souvent chez lui la Vicentina, qui venait aussi profiter des conseils de ce maître consommé. La Vicentina était protégée par un vieux seigneur, Zustiniani, qui l’avait remarquée un soir sur la place Saint-Marc, où tout enfant elle chantait devant un café. Frappé de la physionomie intelligente et de la voix limpide et douce de cette jolie petite fille, Zustiniani l’avait fait admettre à la Scuola de’ Mendicanti, dont il était un des administrateurs.

C’est ici le lieu de faire connaître l’organisation de ces écoles de musique qui ont eu une si grande célébrité en Europe pendant tout le XVIIIe siècle. Parmi les nombreuses institutions libérales qu’il y avait à Venise et qui témoignaient de la munificence de cette république de patriciens, on remarquait quatre hospices ou maisons de refuge dont la fondation remontait au XVIe siècle. Ce n’étaient à l’origine que de pieux asiles où l’on recueillait les orphelines, les infirmes et les pauvres filles abandonnées, qu’on y élevait aux frais de l’état et avec le concours de la charité particulière. Vers le milieu du XVIIe siècle, la musique devint une partie essentielle de l’instruction qu’on donnait à ces jeunes filles, et le succès ayant répondu à l’attente des novateurs, ces institutions prirent insensiblement le caractère de véritables écoles où l’art musical était enseigné dans toutes ses parties par les maîtres les plus illustres de l’Italie. Ces quatre scuole dont Rousseau parle avec enthousiasme dans le septième livre de ses Confessions étaient la Pietà, la plus ancienne de toutes, celles de’ Mendicanti, degl’ Incurabili et l’Ospedalello de Saint-Jean-et-Paul. Elles étaient administrées par une société de grands seigneurs et de citadins que le goût de la musique et l’esprit de charité réunissaient pour accomplir une œuvre généreuse et belle. Cet heureux mélange d’utilité pratique et de munificence, où la poésie se dégage de la réalité