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la fiction dans ces monstres charmans, et quel est le point imperceptible


Ove le due nature son consorli[1],


où le caprice des sens vient se mêler au sentiment de l’âme ? — Ce n’est pas Lorenzo qui était en état de résoudre un problème si difficile, et si la Vicentina avait réellement arrangé cette scène pour s’emparer de l’imagination de notre adolescent, il faut avouer qu’elle en avait admirablement combiné les épisodes.

— Fiorilla, s’écria la Viceiitina à sa camériste, la gondole est-elle prête ?

— Oh ! signora, il y a plus d’un quart d’heure que Tonio et Giuseppe sont là à vous attendre, répondit une voix argentine en ouvrant la porte du boudoir.

— Puisqu’il en est ainsi, répliqua la prima donna, nous pouvons partir.

Elle prit un masque qui était sur sa toilette au milieu de cahiers de musique et de plusieurs éventails, et descendit légèrement l’escalier de marbre au bas duquel était amarrée la gondole. Les barcaroles s’empressèrent d’ouvrir la petite porte par où l’on pénètre à reculons dans cette conque de Vénus, conchiglia di Venere ; et après avoir fait entrer Lorenzo, comme pour s’assurer de sa proie : — À Murano, dit la Vicentina aux barcaroles, all’orto di San Stefano, au jardin de Saint-Stephan.

La porte refermée et les deux barcaroles ayant pris leur place, l’un à la proue, et l’autre à la poupe, la gondole s’éloigna rapidement On était au mois de juin. Après le carnaval et avant que la saison de villégiature ne fut arrivée, la société vénitienne avait l’habitude de se répandre au dehors, et d’aller rompre le jeûne de la pénitence vers l’une de ces petites îles qui l’entourent et qui parsèment le golfe Adriatique comme autant de bosquets enchantés. Murano, à deux lieues au couchant de Venise, était le rendez-vous préféré par la bonne compagnie. C’est dans cette île célèbre par ses verreries connues de toute l’Europe, où il y avait un grand nombre de couvens, de casinos, de jardins et de joyeuses académies, que les grands seigneurs avaient leurs maisons de plaisance, avant que la république eût mis le pied sur la terre ferme et fait la conquête de Padoue, au commencement du XVe siècle. Murano était considéré comme le berceau de la civilisation vénitienne. Les Vivarini y avaient fondé les premières écoles de peinture, et Paul Véronèse, Tintoretto, Bassan et beaucoup d’autres y ont laissé de nombreux témoignages de leur génie. Après avoir traversé le petit canal de’ Mendicanti, la gondole voguait en pleine mer par une de ces journées où il semble que la

  1. Dante, Enfer, chant XII.