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LES ANNÉES DE PRISON ET D’EXIL D’UN ÉCRIVAIN RUSSE.

jouissait d’un grand crédit. Le prince Galitsine aimait les hommes d’un esprit indépendant, surtout lorsqu’ils parlaient bon français. On sait que cette langue lui était beaucoup plus familière que le russe[1]. Plus âgé que nous de dix ans, V… nous étonnait par son expérience des affaires politiques, l’élégante facilité avec laquelle il s’exprimait en français, et l’ardeur de son libéralisme. Il avait des connaissances si étendues, il contait avec tant d’abondance et de charme, il avait des opinions si arrêtées, que jamais il ne restait court ; personne n’était plus propre que lui à donner un conseil ; il avait une réponse, un avis, une solution pour toutes les questions possibles… La connaissance qu’il avait du cœur humain nous faisait envie, et la piquante ironie de son langage exerçait sur nous une très grande influence. Nous le considérions comme un révolutionnaire expérimenté, un homme de gouvernement in spe. Je ne trouvai point V… chez lui : il était retourné en ville la veille au soir pour travailler avec le prince ; mais son valet de chambre me dit qu’il serait de retour dans une heure et demie au plus. Je me décidai à l’attendre. La maison de campagne qu’il habitait était charmante ; j’entrai dans son cabinet, qui était au rez-de-chaussée ; c’était une vaste pièce dont la porte élevée donnait sur une terrasse ; la journée était chaude ; le jardin exhalait le parfum des fleurs qui le garnissaient, et des bouffées de vent m’apportaient les fraîches senteurs d’une forêt voisine. Des enfans jouaient devant la maison et poussaient de bruyans éclats de rire. Tout respirait autour de moi une opulence sagement ordonnée qu’embellissaient encore l’éclat du soleil, l’ombre des arbres, un riant parterre et la verdure ; mais je me transportai involontairement dans une prison étroite, sombre, étouffante. Je ne sais combien de temps je restai absorbé dans ces tristes méditations ; j’en fus tiré par la voix du valet de chambre qui m’appelait sur la terrasse avec un accent d’effroi. — Qu’y a-t-il ? lui demandai-je. — Veuillez venir ; voyez. — J’accourus aussitôt et restai stupéfait. Toute une rangée de maisons était en feu, comme si elles s’étaient embrasées en même temps, et ce rideau de flammes s’étendait avec une effrayante rapidité. Je m’arrêtai sur la terrasse ; le spectacle de cette destruction sauvage s’accordait à merveille avec les dispositions de mon esprit. Quant au valet de chambre, il le contemplait avec une satisfaction fiévreuse. — Cela va bien, me dit-il, la maison que vous voyez là, à droite, va s’enflammer aussi, soyez-en sûr. — Les flammes ont quelque chose de révolutionnaire ; elles se rient de la propriété, et égalisent les conditions sociales ; c’est ce que le valet de chambre comprenait instinctivement.

  1. Comme beaucoup d’autres grands seigneurs russes de la même époque, le prince Galitsine dont parle l’auteur avait été élevé à Strasbourg.