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II

Le jeune étudiant une fois arrêté, l’instruction de son affaire commence. Après une dizaine de jours passés en prison, M. Hertzen reçoit la visite d’un officier de quartier qui doit le conduire devant la commission d’enquête. Un des plus curieux chapitres du livre nous fait assister à quelques-unes des séances de cette commission, réunie pour s’éclairer sur une affaire présentée comme grave, et procédant, on va le voir, avec une singulière insouciance.

« La commission était réunie, dit M. Hertzen, dans une chambre meublée avec une sorte d’élégance, autour d’une grande table. Mes juges étaient au nombre de cinq, à ce que je crois ; ils avaient des cigares à la bouche, causaient gaiement entre eux, étendus dans des fauteuils, et leurs uniformes étaient déboutonnés. Le grand-maître de police Tsinski les présidait. Lorsque j’entrai dans la salle, il se tourna vers un personnage assis paisiblement dans un coin de la chambre et lui dit : -Veuillez commencer, mon père.

« Je jetai alors pour la première fois les yeux sur celui qu’il interpellait ainsi : c’était un vieux prêtre aux cheveux blancs et au teint d’un rouge bleuâtre. Je remarquai qu’il portait la main à la bouche pour cacher ses bâillemens. Ce vénérable personnage se mit à m’endoctriner d’une voix traînante et criarde : il me dit qu’il était criminel de taire la vérité aux juges désignés par le tsar, et que d’ailleurs toute réticence était inutile, car l’oreille de Dieu est partout. Pour donner plus d’autorité à ses paroles, il me cita quelques passages des textes sacrés qui prouvaient évidemment, suivant lui, que tout pouvoir émane à la fois de Dieu et de César. En finissant, il m’invita à baiser l’Évangile et la sainte croix comme gage de la promesse, que je n’avais nullement donnée et qu’il ne m’avait même point demandée, de dire la vérité à mes juges.

« Dès qu’il eut terminé cette cérémonie, il se mit à envelopper précipitamment la croix et l’Evangile. Le maître de police se souleva un peu dans son fauteuil et lui dit qu’il pouvait s’en aller ; mais avant de sortir, le saint homme se retourna une dernière fois de mon côté. — J’ajouterai encore quelques mots aux paroles du prêtre, me dit-il en langage profane. Il vous serait inutile de nier ce que l’on vous reproche. — Et il me montra les papiers, les lettres et les portraits qui étaient étalés avec intention sur la table. — La sincérité de vos aveux pourra seule disposer vos juges à user d’indulgence à votre égard. Il dépend de vous d’être libre ou d’aller au Caucase.

« L’interrogatoire qu’on me fit subir était formulé par écrit. Parmi les questions que l’on m’adressa, il y en avait dont la naïveté était vraiment étrange. En voici quelques-unes. — N’avez-vous point connaissance