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d’une société secrète ? N’êtes-vous point membre de quelque société littéraire ou autre ? Nommez-en les membres. Où se réunissaient-ils ? — Il était facile de répondre négativement à toutes ces interpellations, et on comprend que je n’y manquai pas.

— Je vois que vous ne savez rien, dit Tsinski en relisant l’interrogatoire. Je vous ai prévenu, vous allez empirer votre position.

« C’est ainsi que se termina mon premier interrogatoire. » Il est fâcheux que l’auteur n’ait point jugé à propos d’entrer dans quelques détails sur les autres interrogatoires qu’on lui fit subir. La curiosité qui se porte maintenant sur les moindres actes du gouvernement russe donnerait quelque intérêt à des renseignemens sur les formes et l’objet de ces interrogatoires. Il paraît qu’un des chefs d’accusation était une tentative de propagande en faveur des révolutionnaires empruntées à la doctrine de Saint-Simon. On voit que si, comme on l’a sérieusement avancé de nos jours, la Russie est un dangereux foyer de principes communistes, ce n’est pas au gouvernement qu’il faut s’en prendre. Au reste M. Hertzen nous en dit assez pour prouver que la forme et le ton général de ces interrogatoires ne répondent nullement aux usages suivis partout ailleurs. C’est dans la bibliothèque de l’un des membres de la commission, le prince Serge Galitsine, que celle-ci se réunissait, et lorsqu’ils étaient amenés en présence de leurs juges, les prévenus jouissaient d’une liberté de parole dont ils ne manquaient pas de profiter. C’est là une particularité qui contraste avec les idées généralement répandues sur les tribunaux russes. Un des interrogatoires que M. Hertzen eut à subir mérite à ce titre d’être cité textuellement.

« La commission, nous dit-il, avait remarqué dans une de mes lettres une phrase ainsi conçue : « Toutes les chartes constitutionnelles ne mènent à rien, ce sont des contrats entre un maître et des esclaves ; mais il ne s’agit point de rendre la condition de ceux-ci meilleure, il faut faire en sorte qu’il n’y ait plus d’esclaves. » On me demanda d’expliquer cette pensée. Je répondis qu’il me paraissait tout à fait inutile de prendre la défense du régime constitutionnel, et que si je m’étais avisé de le faire, on me l’aurait probablement reproché.

— On peut critiquer le régime constitutionnel de deux points de vue différens, me dit le prince Serge Galitsine. Vous ne l’attaquez pas du côté monarchique, car vous employez le mot esclave en lui donnant une signification qu’il n’a pas ordinairement.

— Alors je partage l’erreur de l’impératrice Catherine, qui ordonna à ses sujets de ne plus prendre le titre d’esclaves.

« Le prince, piqué de cette réponse ironique, me dit aussitôt : Vous croyez sans doute que nous sommes ici pour des discussions scolastiques, comme à l’université lorsqu’il s’agit d’examiner une thèse ?