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et le froid était d’autant plus vif qu’il faisait du vent. Le maître de poste, homme au teint maladif, inscrivait ma feuille de route en épelant à haute voix chaque mot qu’il écrivait, ce qui ne l’empêchait point de se tromper. Je marchais en long et en large dans la chambre, mon domestique Matveï se tenait près du poêle ; le maître de poste continuait à marmotter, et les battemens mesurés d’une vieille horloge se mêlaient au bruit monotone de sa voix.

— Il va sonner minuit, me dit Matveï. La nouvelle année va commencer. On boira là-bas à notre santé. Voulez-vous que j’ouvre quelques-unes des bouteilles que l’on nous a données à Viatka ? — Puis, sans attendre de réponse, il se mit à défaire un paquet. Un instant après, il versait du Champagne. Je le laissai faire ; pourquoi, pensai-je, ne point fêter le nouvel an ? C’est aussi un relai dans la vie. D’ailleurs chaque pas que je faisais me rapprochait de mes amis. Le Champagne était gelé et ne plaisait guère en cet état au maître de poste ; j’y mêlai du rhum, et ce breuvage parut de son goût. Le cocher, que j’avais invité aussi à nous tenir compagnie, fut encore plus radical ; il se versa un plein verre d’eau-de-vie du pays, y ajouta du poivre et l’avala d’un coup. — Cela fait plaisir, dit-il en poussant un petit soupir d’un ton mélancolique.

« Le lendemain matin, nous étions à Vladimir. Le maître d’hôtel, ayant appris mon arrivée, me dit : — On est venu vous demander ; c’est un homme qui veut vous voir à toute force ; il vous attend dans la brasserie voisine. Tenez, le voilà qui entre.

« J’aperçois un énorme plateau couvert de toutes sortes de comestibles du pays, et derrière ce formidable appareil la barbe grise et les yeux bleus du starosta (maire) d’une campagne que mon père avait dans le gouvernement. — Gavrita Sémenitch ! m’écriai-je, et je me jetai dans ses bras. C’était le premier de nos gens que je revoyais depuis que j’étais entré en prison. Je ne pouvais me lasser de regarder la figure intelligente de ce bon vieillard et l’accablai de questions. Il était à mes yeux le représentant de mes parens et de mes amis de Moscou ; il venait de les voir il y avait trois jours et m’apportait les souhaits qu’ils faisaient pour moi. »

Ici s’arrête le récit de M. Hertzen. Il continuera ces mémoires, nous dit-il, et il les conduira jusqu’à l’époque où, rentré dans la vie civile et autorisé à quitter la Russie, il est allé s’établir à Londres. On doit espérer que la promesse de l’écrivain sera tenue, car les renseignemens qu’il a recueillis dans les derniers temps de son exil doivent offrir d’autant plus d’intérêt, qu’en se rapprochant de Saint-Pétersbourg il a pu étudier l’administration russe dans ses régions les plus hautes. En attendant, cherchons à résumer les impressions que nous laisse cette longue suite de confidences sur les tristes jours