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ceux-ci subissent en même temps d’autres influences, leurs instincts primitifs sont altérés, et à côté de la partie originale de leur littérature viennent se placer les germes et les conséquences de méthodes étrangères, souvent ennemies. Un seul obéit fidèlement et complètement au génie de la bourgeoisie, et celui-là, c’est Coquillart. L’indépendance de cette bourgeoisie n’est réelle qu’à cette époque : Coquillart n’a donc pas d’ancêtres. Cette indépendance finit avec le siècle : Coquillart n’a point de disciples. Sa littérature est unique dans notre histoire, et on ne rencontre pas un autre style comme le sien, vif, alerte, riche en couleur et en cette sorte particulière de couleur qu’il a inventée. Pourtant ce poète sans ancêtres continue et résume une tradition déjà vieille, celle des trouvères, et ce poète sans disciples semble le maître de quelques-uns de nos plus originaux esprits, comme Rabelais et La Fontaine. De plus il arrive à une époque où cette lutte, que nous avons signalée dans les mœurs, se produit, et avec bien plus d’énergie encore, dans la littérature. Il se trouve dans une atmosphère analogue à celle où s’était formé le génie des vieux poètes, il prend donc résolument le parti des anciennes traditions poétiques contre les méthodes qui préparent la renaissance ; il obéit aux instincts de la littérature du moyen âge et nous en montre les qualités, mais modifiées par les tendances particulières du XVe siècle et originalisées, si je puis dire, par son propre génie. En dehors en effet de toute considération historique, c’est un esprit rare, un poète exceptionnel, et qui par cela seul mérite une étude approfondie, une haute place parmi nos écrivains.

Je l’avoue pourtant, son grand mérite à mes yeux, c’est d’avoir été semblable à son siècle. Il a surtout cet intérêt historique et cette grande qualité de nous enseigner ce qu’était alors la bourgeoisie française. Par malheur c’est à peine s’il parle de lui, et c’est seulement dans les diverses chroniques, les registres, actes et archives de la commune de Reims qu’on peut trouver les renseignemens nécessaires pour reconstituer à peu pris sa vie. De même c’est seulement dans l’histoire politique et littéraire de son temps, dans l’étude approfondie de la cité rémoise, qu’on peut trouver l’explication de la singulière nature de son génie, la connaissance des origines de son étrange littérature et l’appréciation exacte de la grandeur de son talent. Sa biographie, telle que peuvent l’indiquer ces renseignemens, sera donc de plus la monographie de Reims au XVe siècle ; elle sera aussi l’histoire politique, morale et littéraire de la bourgeoisie française à ce moment curieux et unique où elle développe en toute liberté ses instincts, ses tendances, ses qualités et ses défauts.


I. – VIE POLITIQUE DE LA BOURGEOISIE AU XVe SIÈCLE.

Il n’y a pas dans l’histoire de spectacle étrange et douloureux comme celui que les chroniqueurs bourgeois nous offrent de la France pendant la première partie du XVe siècle. Chacune de leurs pages est pleine de lamentations et de malédictions, et toutes les plaintes viennent se résumer en ce cri de douleur poussé par l’un d’entre eux : « Malheureuse terre, malheureuse et maudite celle qui n’a point de roi ! » C’était ! à en effet le grand mal de ce