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Ambroise Paré leur donnait le même conseil au nom de son art et au nom plus puissant encore des affections naturelles : « L’empereur Marc-Aurèle, disait Ambroise Paré, soutient que les femmes doivent nourrir et allaiter leurs enfans, afin qu’elles soient mères entières et non imparfaites, car la femme est moitié mère pour enfanter et moitié pour la nourriture de son fruit, de manière que la femme se peut appeler mère entière lorsqu’elle a enfanté et nourri son enfant de ses propres mamelles, car les nourrices n’aiment les enfans d’autrui que d’un amour supposé et pour un loyer ; mais les mères les aiment par grande amitié et grande affection naturelle[1]. » Au XVIIIe siècle enfin, en 1760, deux ans avant la publication de L’Émile, un habile médecin de Villers-Coterets, le docteur Dessesartz, dans un Traité de l’Education corporelle des enfans en bas âge, prescrivait hardiment aux femmes de nourrir leurs enfans ; « Je sais bien, disait-il, que regretter l’exécution de cette loi précieuse de la nature, avancer que les mères sont obligées par la loi naturelle et par la religion de nourrir leurs enfans, quand elles n’ont point d’incommodités réelles qui les en empêchent, c’est s’afficher pour un homme extraordinaire et ridicule, c’est avancer un paradoxe inhumain qui ne tend qu’à prolonger l’ennui, les peines et les douleurs qui les ont déjà si cruellement tourmentées pendant leur grossesse[2]. » On voit que nous sommes tout près des idées de Rousseau et tout près aussi de son ton bourru et impérieux contre les femmes du monde, non que je veuille dire par toutes ces citations que Rousseau, pour conseiller aux femmes de nourrir leurs enfans, ait eu besoin d’en emprunter le précepte à Plutarque, à Scévole de Sainte-Marthe, à Ambroise Paré ou à son contemporain Dessesartz. Cependant le médecin Dessesartz, dans la préface de la seconde édition de son ouvrage publiée en 1799, nous révèle une circonstance singulière : « Piron, dit-il, ayant eu connaissance du clan d’éducation que Jean-Jacques Rousseau s’était tracé pour son Émile et qui ne commençait qu’au moment où celui-ci sortait des mains de sa nourrice, exhorta le philosophe à faire remonter ses conseils jusqu’à l’instant où l’enfant sortait du sein de sa mère. Rousseau s’excusa sur ce que les soins qu’exigeait le nouveau-né regardaient plutôt les médecins, les accoucheurs et les sages-femmes que les philosophes, et sur ce qu’il ne s’en était jamais occupé. L’auteur de la Métromanie lui remit alors mon ouvrage qu’il venait de lire, lui promettant qu’il y trouverait tout ce qui était nécessaire pour compléter son plan. Rousseau prit le livre. — J’ai su ces détails par

  1. Ambroise Paré, in-4o, p. 603.
  2. Traité de l’Éducation corporelle des Enfans en bas-âge, p. 151.