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votre enfant[1]. Il y a dans la mère deux choses, le fait de la nourrice et l’affection de la mère. Rousseau ne demande l’un que pour avoir l’autre. L’allaitement n’est que le moindre côté du devoir maternel. Il y a beaucoup de femmes qui sont bonnes nourrices et médiocres mères ; elles ont les mamelles pleines et le cœur sec. Il y a par contre beaucoup de femmes qui sont mauvaises nourrices et très bonnes mères, c’est-à-dire qui aiment le berceau de leur enfant, ses premiers pas, ses premiers ris et ses premiers bégaiemens, qui ne cèdent à la nourrice que l’allaitement et qui gardent les autres soins, non pas soins ignobles, puisqu’ils sont le signe d’un doux et grand devoir accompli avec patience. Et c’est par l’accomplissement de ce devoir que la famille se régénère et se reforme ; c’est par là qu’auprès d’une femme qui sait être mère le mari apprend aussi à être père.

Croire qu’on satisfait au précepte de Rousseau en donnant seulement le sein à son enfant, grande erreur qui fut la transaction que le siècle fit avec les maximes de Rousseau. Comme il devint de mode, après l’Émile, de nourrir ses enfans, toutes les femmes se firent nourrices ; mais elles ne se firent pas toutes mères, parce que la chose était plus laborieuse et plus grave. Elles concilièrent le monde avec la mode, qui, après tout, ne demande jamais que l’apparence des vertus qu’elle impose. Les belles dames furent à la fois nourrices et femmes du monde. Mme de Genlis, dans Adèle et Théodore, roman d’éducation qui veut imiter et réfuter l’Émile, nous fait une peinture fort piquante de ces nourrices, « qui allaient aux bals et qui y dansaient, qu’on rencontrait sans cesse aux spectacles ou faisant des visites, bien parées, avec des paniers et des corps. Croyez-vous, dit avec raison Mme de Genlis, que les enfans de ces élégantes nourrices n’eussent pas été beaucoup plus heureux dans le fond d’une chaumière, avec une bonne paysanne assidue à son ménage ?… Je me souviens que pendant un hiver je dînais souvent dans une maison où je rencontrais toujours une jeune femme qui nourrissait son enfant. Elle arrivait coiffée en cheveux, mise à peindre, et à peine était-elle assise, qu’elle avait déjà trouvé le secret de parler deux ou trois fois de son enfant. Nous entendions les cris aigus d’un petit au maillot qu’on apportait dans une bercelonnette bien ornée, et sa mère, devant sept ou huit hommes, lui donnait à téter. Je voyais ces hommes rire entre eux et parler bas, et tout cela ne me paraissait qu’indécent et importun[2]. »

  1. Voyez sur ce point les réflexions judicieuses de M. Donné, aujourd’hui recteur de l’académie de Montpellier, dans son excellent livre intitulé Conseils aux mères sur la manière d’élever les enfans nouveau-nés.
  2. Adèle et Théodore, t. 1er , p, 167-168.