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souvent les plus frivoles qui ont le plus cette prétention, on peut croire que dans cette résolution il y a deux sentimens, un excellent et un médiocre, qu’il est bon de noter en passant. Le sentiment médiocre, c’est d’aimer mieux éloigner de soi ses enfans que de régler sa vie ; c’est de s’affranchir du frein moral que la présence des enfans met à la liberté des parens ; le sentiment excellent, c’est de vouloir protéger ses enfans contre l’influence de ses propres faiblesses, c’est de vouloir qu’ils vivent mieux que nous ne vivons nous-mêmes.

J’ai examiné ce qui dans Rousseau tient aux devoirs des parens dans l’éducation ; voyons maintenant ce qui concerne l’enfant lui-même dans ses premières années, et comment Rousseau comprend cet être mystérieux et gracieux qui s’appelle un enfant, et où il y a tant et si peu de l’homme.


II.

Nous vivons avec les enfans et nous ne les comprenons pas, parce que nous sommes toujours tentés de nous substituer à eux et de les interpréter d’après nous-mêmes. Quand l’enfant étend la main vers quelque chose, ce n’est pas qu’il commande aux choses de s’approcher, c’est qu’il ne connaît pas encore la distance, et voilà pourquoi il étend la main vers ce qui est loin comme vers ce qui est près. Que font les parens ? Ils interprètent le geste comme un vœu d’avoir la chose, et ils la donnent à l’enfant. Où est le mal, direz-vous ? Il est grand, selon Rousseau : vous troublez l’éducation naturelle qui se faisait, et vous y substituez l’éducation artificielle. En ne laissant pas l’enfant à sa propre faiblesse, vous ôtez à la nature le procédé qu’elle avait pris pour développer insensiblement la force de l’enfant ; vous mettez à la place votre procédé, qui est moins bon et qui donne à l’enfance des désirs plus grands que sa force, désirs qu’il satisfait à l’aide de la complaisance d’autrui. La contradiction entre la nature et la société se manifeste dès ces premiers momens. L’éducation de l’homme s’arrête ; celle du bourgeois commence.

Voyez en effet quelle interversion des choses : la faiblesse de l’enfant le rend naturellement dépendant de tous ceux qui l’entourent, et cette dépendance produit un bon sentiment ; elle engage l’enfant à l’obéissance. L’idée de sa faiblesse et l’idée de la force du père et de la mère composent déjà à l’enfant un petit monde moral qui lui suffit, qui est vrai, et qui lui enseignera peu à peu le grand monde moral ; nous troublons cet ordre admirable. Au lieu de confirmer l’enfant dans l’idée de sa dépendance, nous la lui ôtons par nos complaisances ; nous nous empressons de le servir, et sa faiblesse même lui devient par notre indulgence un moyen de pouvoir et d’autorité.