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de votre tristesse, qui lui semble préméditée, ou, ce qu’il y a de pis, de même que vous prenez un air affligé, il prendra aussi un air triste et se tirera d’affaire avec quelques larmes. Dans le premier cas, sa sensibilité s’est émoussée à force d’être excitée, et ce sera désormais une prise de moins que vous aurez sur lui ; dans le second, sa sensibilité se sera tournée en affectation et en simagrées, ce qui est une des maladies que prend le plus aisément la sensibilité.

Ce ne sont pas là les seuls inconvéniens de la sensibilité prise comme moyen d’éducation morale. La sensibilité et la sympathie sont de leur nature des facultés capricieuses et mobiles ; elles dépendent du temps, du moment, de l’individu, de je ne sais combien de circonstances. Pourquoi étais-je sensible hier à telle ou telle émotion ? Pourquoi ne le suis-je plus aujourd’hui ? Pourquoi ai-je de la sympathie pour les douleurs et pour les joies de Paul et point pour celles de Pierre ? Je ne sais. La sensibilité, à cause de la mobilité même de sa nature, ne peut point être une base solide pour la morale : elle est trop vacillante et trop personnelle. La morale doit toujours garder son caractère de règle et de loi ; elle blâme ou elle approuve les actions, selon qu’elles sont mauvaises ou bonnes, et non pas selon qu’elles font peine ou plaisir, tandis que le propre de la sensibilité est de juger les choses selon qu’elles plaisent ou qu’elles déplaisent. Quand le père ou la mère dit à l’enfant : Ne faites point cela, parce que c’est mal, ou bien parce que je ne le veux pas, j’entends et j’approuve ce langage. Dans le premier cas, ils parlent au nom de la morale, et dans le second, au nom de leur autorité, deux choses que l’enfant n’a point à discuter, et dont le père et la mère n’auront à lui rendre compte que plus tard. Quant au contraire ils disent à l’enfant, à propos de ce qu’il fait ou de ce qu’il dit : Vous me faites de la peine ou vous me faites du plaisir, l’enfant, qui s’aperçoit bien vite qu’il y a d’autres choses que ses actions, bonnes ou mauvaises, qui font plaisir ou peine à ses parens, n’attribue plus aux paroles du père et de la mère l’autorité toute particulière qu’elles doivent avoir ; il ne s’habitue pas à l’idée d’une règle inflexible comme est la loi morale, ou d’un pouvoir sacré comme est le pouvoir domestique ; il s’habitue à croire qu’il n’y a dans le monde moral que des émotions de joie ou de peine, et non des préceptes et des devoirs. Les enfans élevés à l’aide de la sensibilité n’ont point l’idée du devoir.

Il ne faut donc pas trop user de la sensibilité ; il ne faut pas non plus la négliger. Il faut la cultiver comme les autres facultés morales de l’enfant, sans lui donner ni trop de soins, ni pas assez, et en suivant la marche de la nature elle-même. Il y a d’ailleurs, et c’est là une juste et touchante observation de Mme Necker-Saussure,