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proportionner à l’esprit des enfans, se fait niais et plat de propos délibéré ; je parle de l’histoire telle que les enfans se la représentent. Si vous leur racontez Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, soyez sûrs qu’ils ne comprendront pas la grandeur et la beauté de la vie patriarcale comme vous la comprenez ; ils s’en feront cependant une image, et ils n’oublieront aucun des traits principaux de l’histoire que vous leur racontez. Je sais bien qu’ils seront forcés plus tard de rapprendre cette histoire, mais y a-t-il là de quoi nous étonner ? N’est-ce pas notre sort, pendant notre vie, de rapprendre sans cesse ce que nous avons appris ? Je croyais connaître Tacite ; je viens de le relire, je l’ai mieux entendu, j’y ai pénétré plus profondément. Nous passons notre vie à apprendre ce que nous savons. Chaque âge fait la science à sa taille. Les enfans ont aussi une histoire, une philosophie, une théologie à leur taille. Ces diverses sciences n’entrent pas toutes faites dans l’esprit des enfans, elles s’y font au contraire peu à peu, s’y développent, y grandissent, et passent de l’enfance à l’âge mûr avec l’intelligence même de l’enfant. L’histoire n’est d’abord qu’une image et un tableau, et l’enfant ne s’inquiète pas si c’est conte ou vérité. Plus tard, le triage se fait dans son esprit entre les événemens et les fictions, et une de ses premières questions, quand vous lui racontez quelque chose, est de demander si c’est vrai. Plus tard enfin il s’inquiète des causes et des effets, et il mêle la philosophie à l’histoire. Voilà les diverses phases de l’histoire telle qu’elle se fait dans l’esprit de l’enfant et dans l’esprit de l’homme. Il en est ainsi de toutes nos connaissances. Rousseau les interdit à l’enfance, parce qu’il ne les conçoit qu’à leur plus haut degré ; il oublie que l’enfant, quand il les apprend, les proportionne à son intelligence. Singulière histoire ! direz-vous. Petite assurément, mais qui contient la grande, comme l’esprit de l’enfant contient l’esprit de l’homme.

Rousseau a horreur des livres dans l’éducation. Cependant il faut bien lire ou tout au moins savoir lire et écrire : quelle méthode prendrons-nous pour apprendre à lire et à écrire à Émile ? Ici écoutons le philosophe. Il y a, si je ne me trompe, un singulier mélange d’erreur et de vérité dans ses réflexions : « On se fait, dit-il, une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d’apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d’un enfant un atelier d’imprimerie. Locke veut qu’il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tous ceux-là, et celui qu’on oublie toujours, est le désir d’apprendre. Donnez à l’enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés ; toute méthode lui sera bonne[1]. » Tout dépend

  1. Émile, livre II.