Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1178

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donc du désir d’apprendre, et l’intelligence ne se met en mouvement que par le désir de savoir ; mais comment faire naître le désir ? Alors vient cette mise en scène dont Rousseau fait un si fréquent usage dans l’éducation de son élève. Émile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parens, de ses amis, des billets d’invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l’eau, pour voir quelque fête publique. Il faut lire ces billets. Lisez-les-moi, mon ami, dit Émile. — Je n’ai pas le temps ! Ou bien : Non ! vous m’avez refusé hier quelque chose ; c’est à mon tour aujourd’hui. — Ah ! si je savais lire ! Il commence ; autre billet qui vient et qu’il déchiffre à moitié. Il s’agit d’aller demain manger de la crème…, on ne sait où ni avec qui, Combien on fait d’efforts pour lire le reste ! Voilà la manière de donner à Émile le désir de savoir lire. Examinons-la un instant.

Défions-nous, j’y consens, comme le veut Rousseau, des méthodes abrégées d’enseignement et des recettes ingénieuses à l’aide desquelles on apprend tout en peu de temps. Ces inventions sont toutes fondées sur le principe absurde de faire apprendre les choses sans y penser. J’aimerais autant inventer un moyen d’exercer le corps sans le remuer. Comme c’est la pensée qu’il s’agit de développer par l’instruction, c’est elle qui doit agir. C’est la peine et le travail qui instruisent, et l’homme profite toujours moins de ce qu’il apprend que de la manière dont il l’apprend. Le travail a deux effets dont l’un est bien plus grand que l’autre : il crée une œuvre, mais il crée surtout un ouvrier, et c’est là sa plus grande efficacité. Gardons-nous donc bien de supprimer la peine dans l’étude ; nous en supprimerions la plus grande utilité. « Boileau se vantait, dit Rousseau, d’avoir appris à Racine à rimer difficilement. Parmi tant d’admirables méthodes pour abréger l’étude des sciences, nous aurions grand besoin que quelqu’un nous en donnât une pour les apprendre avec efforts[1]. »

Faire du travail un jeu ou du jeu faire un travail, c’est du même coup défigurer le travail et le jeu : le travail alors devient frivolité, ou le jeu devient ennui ; mais c’est surtout troubler l’ordre établi par la loi divine et ôter au travail le caractère grave et sacré que Dieu lui a donné. Le travail est pour l’homme un châtiment, mais un de ces châtimens médicinaux dont parle saint Augustin dans la Cité de Dieu, c’est-à-dire un châtiment qui corrige et qui purifie ceux qu’il frappe. Le travail est même un tel bien, quoiqu’il soit un châtiment, que saint Augustin croit qu’Adam dans le paradis terrestre, avant sa faute et sa punition, a travaillé par plaisir et par

  1. Émile, livre III.