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paresse plus ingénieuse encore, une meilleure raison pour ne pas savoir. Qui décidera, puisque, selon Rousseau, il faut que le désir vienne à l’élève ? Revenons-en au devoir ; là, il n’y a pas de détours possibles. Quand je dis à l’élève : Travaillez, le travail est une loi, — il ne peut pas me répondre que cette loi n’est pas de son goût ; la loi n’a pas la prétention d’être du goût des gens : elle est leur règle, et non leur plaisir. Mais quand je dis à l’élève d’avoir le désir du travail, s’il me répond qu’il ne l’a pas, le voilà quitte avec moi.

Préoccupé de l’idée de mettre l’homme aux prises avec les choses et non avec les livres, il y a un livre pourtant que Rousseau excepte de la condamnation et qu’il regarde comme un excellent traité d’éducation naturelle. « Ce livre, dit Rousseau, sera le premier que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque… Il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement, et tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? est-ce Pline ? est-ce Buffon ? Non, c’est Robinson Crusoé[1] ! » Ce qui frappe et ce qui enchante Rousseau dans Robinson, c’est de voir un homme retrouvant peu à peu par son travail et par son industrie les arts de la civilisation les plus nécessaires à l’homme. Robinson, pour se vêtir, se loger, se nourrir, se défendre, se fait tour à tour tailleur, maçon, menuisier, potier, vannier, forgeron, armurier, que sais-je ? Son esprit et ses mains sont sans cesse en jeu, et cet apprentissage de tous les arts utiles semble à Rousseau une admirable méthode d’éducation. « Dans ce livre, dit-il, tous les besoins naturels de l’homme se montrent d’une manière sensible à l’esprit d’un enfant, et les moyens de pourvoir à ces mêmes besoins s’y développent successivement avec la même facilité. » Rousseau a raison : nous nous intéressons à tous les efforts, à tous les essais de Robinson, et quand il tâche de faire cuire de la poterie, nous suivons avec une grande attention les progrès de la cuisson ; mais à côté de cette éducation naturelle qu’admire Rousseau, à côté de cette industrieuse reprise des arts utiles à l’homme, il y a une éducation morale dont je suis les progrès avec bien plus d’attention encore : c’est celle de Robinson lui-même. N’oublions pas en effet que Robinson, comme l’a fait l’auteur, n’est pas seulement un homme isolé qui va retrouver peu à peu l’art de bâtir, de forger et de tisser ; c’est un marin mécréant qui vit dans un profond oubli des choses divines, et qui va aussi retrouver peu à peu Dieu et la religion. Rousseau estime singulièrement l’habileté que Robinson met à refaire le monde industrieux dans lequel nous sommes habitués à

  1. Émile, livre III.