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pas mal né, et qui a conservé jusqu’à vingt ans son innocence, est à cet âge le plus généreux, le meilleur, le plus aimant et le plus aimable des hommes. On ne nous a jamais rien dit de semblable, je le crois bien ; nos philosophes n’ont garde de savoir cela[1]. »

Mes jeunes gens, à cette lecture, applaudissaient, ou, ce qui vaut mieux, il y avait dans l’auditoire ce léger frémissement qui dénote les consciences honnêtes qui se sentent averties ou redressées. La bonne et salutaire vérité des paroles de Rousseau pénétrait dans tous les cœurs comme un reproche ou comme un encouragement, et je sentais que je n’avais plus à craindre de prendre çà et là dans les docteurs chrétiens et même dans la Bible les conseils qui s’y rencontrent partout sur l’innocence des mœurs. Ce que j’aime en effet à montrer par le rapprochement des moralistes divers, soit ceux qui procèdent du christianisme, soit ceux qui procèdent de la sagesse philosophique, c’est que s’il y a des moralistes différens, il n’y a qu’une morale. Sur la nécessité de la pudeur et de l’innocence dans l’adolescence et dans la jeunesse, saint Bernard par le comme Rousseau, et Salomon dans le livre des Proverbes par le avec plus de force que personne. « Il y a, dit saint Bernard, une fleur d’innocence qui sied surtout à la jeunesse, non que la pudeur ne convienne aussi aux autres âges ; mais elle a, si je puis ainsi parler, plus de grâce et de charme dans la jeunesse. Qu’y a-t-il de plus beau et de meilleur qu’un jeune homme chaste et pur ? » La sagesse inspirée a un langage plus persuasif encore et en même temps plus hardi quand elle veut détourner les jeunes gens de la débauche. Il y a dans ses paroles l’accent du père et du poète, et c’est ce qui en fait la beauté : « Mon fils, prête ton oreille aux conseils de la prudence. Aime la règle et pratique-la de cœur et de bouche. Défie-toi de la ruse des femmes perdues. Les lèvres de la courtisane distillent le miel, et sa parole est plus douce et plus brillante que l’huile ; mais attends un peu, bientôt vient l’amertume de l’absinthe… Ne la suis pas, ses pieds vont à la mort et ses pas descendent vers l’enfer. Elle ne marche pas vers la vie et vers le jour. Sa marche est tortueuse et obscure. Mon fils, écoute-moi ; mon fils, ferme l’oreille à sa voix ; ne mets point le pied sur le seuil de sa maison, ne livre pas ton honneur aux étrangers, ne donne pas ta jeunesse en proie aux méchans. » Ne des alienis honorem tuum et annos tuos crudeli. — Quel verset ! disais-je aux jeunes gens qui m’écoutaient ; l’honneur ! et non-seulement l’honneur tel qu’on l’entend dans le monde honnête, mais l’honneur de la jeunesse, plus pur et plus délicat qu’aucun autre, et qui ressemble à l’innocence ! ne jamais faire une action ou basse ou

  1. Émile, livre IV.