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jeunes gens et l’état qu’on choisit pour eux. « Quand je vois, dit-il, que dans l’âge de la plus grande activité l’on borne les jeunes gens à des études purement spéculatives, et qu’après, sans la moindre expérience, ils sont tout d’un coup jetés dans le monde et dans les affaires, je trouve qu’on ne choque pas moins la raison que la nature, et je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour d’esprit nous apprend-on tant de choses inutiles, tandis que l’art d’agir est compté pour rien ? On prétend nous former pour la société, et l’on nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa vie à penser seul dans sa cellule ou à traiter des sujets en l’air avec des indifférens[1]. » Je reconnais volontiers avec Rousseau que l’art d’agir est le plus important ; mais comment peut-on l’enseigner, puisqu’il ne s’apprend qu’en agissant, et que c’est le propre de l’action, quand elle est efficace, de se rapporter si exactement à son œuvre ou à son but, qu’elle ne peut convenir à aucun autre, et que par conséquent il n’y a point de règle générale dans l’art d’agir ? On n’agit pas pour ceci comme pour cela, avec celui-ci comme avec celui-là. Tout varie dans l’art d’agir, selon l’œuvre, selon les instrumens, selon le temps, selon les hommes. Il n’y a donc point d’enseignement possible de l’art d’agir. Cela veut-il dire que, comme l’art d’agir ne peut pas s’enseigner, il ne faut pas l’apprendre ? C’est tout le contraire : il faut choisir un état qui ait ses degrés, et où l’on commence par obéir avant de commander. J’aime les états dont l’apprentissage est long, et qui ne mettent pas du premier coup l’homme au milieu des affaires, les états où l’exemple des autres et des supérieurs sert d’expérience. Beaucoup d’états, grâce à Dieu, en sont là ; le commerce, par exemple, a tous ses degrés, quand le commerce et l’industrie sont bien pratiqués, c’est-à-dire quand on comprend qu’il faut être apprenti avant d’être patron, et commis avant d’être maître.

Les bonnes mœurs, le choix du monde et d’un état importent essentiellement à la conduite morale de l’homme ; mais de toutes les influences morales, celle de la religion est, selon Rousseau, la plus importante et la plus durable. Je suis tout à fait de cet avis, et je ne m’arrête point à l’objection que font volontiers les indifférens de nos jours, qui, voyant le peu de part que la religion a dans la conduite des hommes de notre temps, même dans ceux qui prétendent avoir la foi, n’hésitent pas à douter de l’influence morale de la religion en ce monde. Les indifférens peuvent nier aisément l’influence de la religion, mais ils ne peuvent pas s’en séparer, car la morale générale du monde s’est tellement imprégnée depuis dix-huit cents ans de la

  1. Émile, livre IV.