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ils manquent de vivres et d’eau. Dans cette cruelle extrémité, ils prennent la résolution de se frayer un passage à travers les rangs ennemis Leur chevaux épuises ne peuvent plus se soutenir et tombent au milieu de la mêlée; le cheval d’Igor est le seul qui résiste, et ce prince intrépide continue à encourager les siens de la voix et du geste, quoiqu’il soit couvert de blessures. Son frère Vsevolod, dont la bravoure était renommée, le seconde puissamment; mais sa lance et son épée se brisent, il reste sans armes Les Russes se défendent longtemps; le nombre finit cependant par l’emporter et leur déroute est complète. Ceux qui survivent au carnage essaient en vain d’échapper; ils sont entraînés par leurs farouches vainqueurs et réduits en captivité. La nouvelle de la défaite n’est apportée en Russie que longtemps après, par des marchands étrangers. Lorsque le prince Sviatoslaf de Kief apprend ce désastre, il rassemble ses boyards et se dispose à marcher sur le Don. Toutefois il ne donne point suite à ce projet, et les Polovtsi en profitent pour faire irruption dans le pays et le ravager. Le prince Vsevolod, Igor et son fils Vladimir, qui avaient été faits prisonniers, sont traités par le khan Kontchak avec beaucoup d’égards. Le khan accorde à Igor l’autorisation d’avoir un prêtre, des serviteurs, et même lui permet de se livrer à la chasse au faucon, passe-temps favori des grands personnages de l’époque. Le prince ne se croit point engagé par ces faveurs; un des hommes qui l’approchent lui facilite bientôt les moyens de prendre la fuite. La nuit venue, il monte à cheval et il échappe avec son guide à la surveillance des Polovtsi, qui dorment enivrés de koumis[1]. Après cinq jours de marche, il arrive heureusement sur les bords du Don, et gagne bientôt le territoire russe. Quant à son fils Vladi- mir, il reste avec Vsevolod parmi les Polovtsi. La fille de Kontchak consent à recevoir le baptême; Vladimir lui donne le nom de Svoboda (liberté) et l’épouse. Enfin, après deux années de captivité, il rentre avec son oncle en Russie et vient rejoindre son père.

Tel est, en quelques mots, l’épisode que le poète russe a choisi. Quoique l’œuvre dans laquelle il l’a retracé ait été mutilée par le temps, il est facile, comme on va le voir, de retrouver dans ces poétiques débris les circonstances principales de la relation que nous venons d’emprunter aux chroniqueurs.

Après un court exorde, dans lequel il regrette de ne pouvoir se livrer à ses inspirations comme le grand poète Boïane[2], le chantre d’Igor donne la parole à son héros, qui se dispose à entrer en campagne. Le prince est au milieu de ses soldats; mais tout à coup le soleil s’obscurcit. Ce sinistre présage ne l’ébranle point, il persiste à marcher contre les Polovtsi.— « Frères et drougina, s’écrie-t-il fièrement, il vaut mieux être morts que prisonniers; montons sur nos chevaux agiles, et dirigeons-nous vers le Don aux flots azurés. Allons rompre une lance dans les plaines des Polovtsi; je veux y reposer ma tête, ou boire toute l’eau du Don avec mon casque. » — Le poète interrompt ici son récit; il adresse une nouvelle invocation à Boïane, et regrette

  1. Boisson des Tatars et des autres tribus nomades de ces contrées : elle est faite de lait de jument fermenté.
  2. On suppose généralement que Boïane était un poète slave très célèbre qui vivait au XIe siècle. Quelques critiques ont prétendu que ce mot était un terme générique et qu’il signifiait chantre ou barde.