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faucon regagne son nid, dit Gzak, tuons le fauconneau avec nos flèches d’or.» Kontchak répond à Gzak : « Puisque le faucon vole vers son nid, enlaçons le fauconneau avec une fille jeune et belle[1]. — Si nous l’enchainons avec une jeune fille, reprend Gzak, ni lui ni elle ne nous resteront; ils tueront les oiseaux de nos plaines. »

Le chantre d’Igor adresse une dernière pensée à Boïane, puis il revient à son héros : « Le soleil brille dans les cieux, nous dit-il; — Igor est sur le sol de la Russie. Les jeunes filles chantent aux bords du Danube, et le son de leurs voix est porté sur la mer jusqu’à Kief. Le prince se rend par Boritchevo[2] vers la sainte Vierge de Pirogochtch. Les campagnes et les villes sont dans la joie; elles célèbrent d’abord les vieux princes, et ensuite les jeunes. Chantez la gloire d’Igor Sviatoslavitch, du taureau puissant Vsevolod et de Vladimir Igorévitch. Salut aux princes et à la drougina qui ont combattu les armées païennes au nom des chrétiens ! Gloire au prince et à sa drougina! — Amen. »

Telle est dans son ensemble l’œuvre remarquable que M. Boltz a étudiée avec tant de soin. On le voit, malgré les lacunes et les incorrections qui la déparent, elle présente encore nombre de traits qui annoncent un grand poète. Nous avons pris pour guide l’élégante traduction dont M. Boltz vient d’enrichir la littérature allemande. Avant de quitter le poème russe, nous ne saurions nous dispenser d’apprécier la version que M. Eichof en a fait paraître il y a quelques années. Les nombreux commentaires qui ont été consacrés à expliquer le Poème d’Igor facilitent singulièrement la tâche des traducteurs; il ne leur est plus permis de s’égarer. Les deux versions que nous avons sous les yeux présentent néanmoins quelque différence; il est évident que les traducteurs n’ont point puisé aux mêmes sources, et nous devons dire que dans le choix des textes à étudier, c’est M. Boltz qui nous parait avoir montré le plus de tact.

L’œuvre du poète russe renferme, nous l’avons déjà dit, un grand nombre de passages qui sont encore lettre close pour les commentateurs, et dont nous n’aurons peut-être jamais la clé. Tel est le songe que Sviatoslaf raconte à ses boyards; il contient plusieurs phrases dont le sens a complètement échappé jusqu’à présent aux plus habiles philologues. En voici une entre autres que M. Eichof a rendue comme il suit : « Et d’un carquois vidé par la magie païenne, vous répandîtes dans mon sein une grosse perle, en me frottant. » L’image est assurément fort étrange; mais le traducteur n’a-t-il point ajouté quelque peu à cette bizarrerie ? Consultons M. Boltz; il fait dire à Sviatoslaf : « De l’ouverture en carquois d’une conque païenne, vous avez laissé tomber une grosse perle sur mes genoux pour m’honorer. » Cette version nous paraît préférable. Le verbe niégouïout, que M. Eichof a exprimé par « en me frottant, » a pour racine le mot niéga, qui signifie actuellement, comme nous l’apprennent tous les dictionnaires, mollesse, délicatesse, et s’il ne répond pas précisément au mot d’honneur qu’a choisi M. Boltz, il est encore

  1. Ce passage se rapporte évidemment à Vladimir, fils d’Igor, et à la fille de Kontchak, que le jeune prince épousa pendant sa captivité.
  2. Colline située dans Kief, sur laquelle s’élève aujourd’hui l’église de Saint-André.