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bout du nez en le menaçant du doigt, et toutes les fois aussi mon tour de force était couvert de nouveaux applaudissemens. Mon père me regardait alors avec des yeux baignés d’un fluide étrange, et son compère s’écriait infailliblement : — Quel gaillard ça va faire tout de même ! Là-dessus arrivaient les histoires de vieux soldat. La plus fréquemment répétée, c’était celle du poulailler :

« Pour lors, disait mon père, nous étions donc dans la plaine de Leipzig depuis deux ou trois jours à nous regarder dans le blanc des yeux avec les Russes et les Prussiens, comme deux chats qui vont se sauter dessus. Dans notre corps d’armée, on ne savait plus ce que c’était que des distributions de vivres. J’avais le ventre aussi creux que mon tambour. Un matin, voilà-t-il pas un brigand de poulet, c’est-à-dire un coq, qui vient montrer son nez à une portée de fusil de notre campement ! Moi, je ne fais ni une ni deux ; je regarde si on m’observe, et je me mets à courir sur le coq. Je ne savais d’où il venait ; seulement un coq, il me semblait que ça pouvait faire supposer des poules, les poules une écurie, une cuisine, des pots de beurre, des omelettes, des bandes de lard, un tourne-broche et tout le tremblement. Me voilà donc à galoper à travers les haies. Un autre tambour de chez nous me venait après avec un grand sac. Voilà que bientôt, à force de poursuivre le maudit coq, nous apercevons une église, puis une maison à côté. Le coq s’élance, comme si le diable était à ses trousses, dans son poulailler. — Bon ! que je dis au tambour de chez nous, il paraît qu’il y a gras. Je parie que c’est une cure, ici ! Tiens, toi, mets-toi là au trou avec ton sac ; moi, je vais entrer dans l’établissement et les faire dénicher. Tu les ensacheras au fur et à mesure qu’elles sortiront, et quand le sac sera plein, nous irons les plumer à l’aise.

« Voilà donc que je m’enfile par le trou comme par la porte d’un tonneau. Ce n’était pas là le difficile ; mais une fois dedans, voilà toutes ces scélérates de poules à se démener comme des diables dans l’eau bénite. Plus moyen de voir ni d’entendre goutte. Pendant que je cherchais à m’orienter, tout à coup une porte s’ouvre, une grosse fille se montre en criant au secours, et derrière la fille un grand diable de curé arrive avec un trident. — Was machen sie da ? qu’il me dit en allemand, ce qui signifie à peu près : Qu’est-ce que vous faites là ? — Je voulais leur répondre que je leur avais tout bonnement ramené leur coq, mais je m’aperçois qu’ils ne sont pas d’humeur à donner là-dedans, sur quoi je m’empresse de redonner moi-même de la tête par le trou pour sortir au plus vite. Voilà-t-il pas que l’autre, le tambour de chez nous, en voyant paraître quelque chose, n’a rien de plus pressé que d’ouvrir son sac tout au large, et de me faire plonger dedans bon gré mal gré, tandis qu’à l’intérieur